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De l’Abus des Mots. Liv. III.

ou non. Et ſi les hommes vouloient dire quelles idées ils attachent aux Mots dont ils ſe ſervent, il ne pourroit point y avoir la moitié tant d’obſcuritez ou de diſputes dans la recherche ou dans la défenſe de la Vérité, qu’il y en a.

§. 16.C’eſt ce qui perpetuë les Erreurs. Mais quelque inconvénient qui naiſſe de cet abus des Mots, je ſuis aſſuré que par le conſtant & ordinaire uſage qu’on en ait en ce ſens, ils entraînent les hommes dans des notions fort éloignées de la vérité des Choſes. En effet, il ſeroit bien mal-aiſé de perſuader à quelqu’un que les mots dont ſe ſert ſon Pére, ſon Maître, ſon Curé, ou quelque autre vénérable Docteur ne ſignifient rien qui exiſte réellement dans le Monde : Prévention qui n’eſt peut-être pas l’une des moindres raiſons pourquoi il eſt ſi difficile de déſabuſer les hommes de leurs erreurs, même dans des Opinions purement Philoſophiques, & où ils n’ont point d’autre intérêt que la Vérité. Car les mots auxquels ils ont été accoûtumez depuis long-temps, demeurant fortement imprimez dans leur Eſprit, ce n’eſt pas merveille que l’on n’en puiſſe éloigner les fauſſes notions qui y ſont attachées.

§. 17.V. On prend les mots pour ce qu’ils ne ſignifient en aucune maniére. Un cinquiéme abus qu’on fait des Mots, c’eſt de les mettre à la place des choſes qu’ils ne ſignifient ni ne peuvent ſignifier en aucune maniére. On peut obſerver à l’égard des noms généraux des Subſtances, dont nous ne connoiſſons que les eſſences nominales, comme nous l’avons déjà prouvé, que, lorſque nous en formons des propoſitions, & que nous affirmons ou nions quelque choſe ſur leur ſujet, nous avons accoûtumé de ſuppoſer ou de prétendre tacitement que ces noms ſignifient l’eſſence réelle d’une certaine eſpèce de Subſtances. Car lorſqu’un homme dit, L’Or eſt malléable, il entend & voudroit donner à entendre quelque choſe de plus que ceci, Ce que j’appelle Or, est malléable, (quoi que dans le fond cela ne ſignifie pas autre choſe) prétendant faire entendre par-là, que l’Or, c’eſt-à-dire, ce qui a l’eſſence réelle de l’Or eſt malléable ; ce qui revient à ceci, Que la Malléabilité dépend & eſt inſéparable de l’eſſence réelle de l’Or. Mais ſi un homme ignore en quoi conſiſte cette eſſence réelle, la Malléabilité n’eſt pas jointe effectivement dans ſon Eſprit avec une eſſence qu’il ne connoit pas, mais ſeulement avec le ſon Or qu’il met à la place de cette eſſence. Ainſi, quand nous diſons que c’eſt bien définir l’Homme que de dire qu’il eſt un Animal raiſonnable, & qu’au contraire c’eſt le mal définir que de dire que c’eſt un Animal ſans plume, à deux piés, avec de larges ongles, il eſt viſible que nous ſuppoſons que le nom d’homme ſignifie dans ce cas-là l’eſſence réelle d’une Eſpèce, & que c’eſt autant que ſi l’on diſoit, qu’un Animal raiſonnable renferme une meilleure deſcription de cette Eſſence réelle, qu’un Animal à deux piés, ſans plume, & avec de larges ongles. Car autrement, pourquoi Platon ne pouvoit-il pas faire ſignifier auſſi proprement au mot ἄνθρωπος ou homme, une idée complexe, compoſée des idées d’un Corps diſtingué des autres par une certaine figure & par d’autres apparences extérieures, qu’Ariſtote a pû former une idée complexe qu’il a nommé ἄνθρωπος ou homme, compoſée d’un Corps & de la faculté de raiſonner qu’il a joint enſemble ; à moins qu’on ne ſuppoſe que le mot ἄνθρωπος ou homme ſignifie quelque autre choſe