Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
403
De l’Abus des Mots. Liv. III.

juſqu’à ce qu’il aît conſulté un Interprete ou un Avocat, qui après avoir employé beaucoup de temps à expliquer ces endroits, fait en ſorte que les Mots ne ſignifient rien du tout, ou qu’ils ſignifient tout ce qu’il lui plaît ?

§. 13.Il ne doit pas paſſer pour ſavoir. Je ne prétens point examiner, en cet endroit, ſi quelques-uns de ceux qui exercent ces Profeſſions ont introduit ce deſordre pour l’intérêt du Parti ; mais je laiſſe à penſer s’il ne ſeroit pas avantageux aux hommes, à qui il importe de connoître les choſes comme ſont & de faire ce qu’ils doivent, & non d’employer leur vie à diſcourir de ces choſes à perte de vuë, ou à ſe jouer ſur des mots, ſi, dis-je, il ne vaudroit pas mieux qu’on rendît l’uſage des mots ſimples & direct, & que le Langage qui nous a été donné pour nous perfectionner dans la connoiſſance de la Vérité, & pour lier les hommes en ſociété, ne fût point employé à obſcurcir la Vérité, à confondre les droits des Peuples, & à couvrir la Morale & la Religion de ténèbres impénétrables ; ou que du moins, ſi cela doit arriver ainſi, on ne le fît point paſſer pour connoiſſance & pour véritable ſavoir ?

§. 14.Autre abus de Langage ; prendre les mots pour des choſes. En quatriéme lieu, un grand abus qu’on fait des Mots, c’eſt qu’on les prend pour des Choſes. Quoi que cela regarde en quelque maniére tous les noms en général, il arrive plus particulièrement à l’égard des noms des Subſtances ; & ceux-là ſont ſur-tout ſujets à commettre cet abus qui renferment leurs penſées dans un certain Syſtême, & ſe laiſſent fortement prévenir en faveur de quelque Hypotheſe reçue qu’ils croyent ſans défauts, par où ils viennent à ſe perſuader que les termes de cette Secte ſont ſi conformes à la nature des choſes, qu’ils répondent parfaitement à leur exiſtence réelle. Qui eſt-ce, par exemple, qui ayant été élevé dans la Philoſophie Peripateticienne ne ſe figure que les dix noms ſous leſquels ſont rangez les dix Prédicamens ſont exactement conformes à la nature des Choſes ? Qui dans cette Ecole n’eſt pas perſuadé que les Formes Subſtantielles, les Ames vegetatives, l’horreur du Vuide, les Eſpèces intentionnelles, &c. ſont quelque choſe de réel ? Comme ils ont appris ces mots en commençant leurs Etudes & qu’ils ont trouvé que leurs Maîtres, & les Syſtêmes qu’on leur mettoit entre les mains, faiſoient beaucoup de fond ſur ces termes-là, ils ne ſauroient ſe mettre dans l’Eſprit que ces mots ne ſont pas conformes aux choſes mêmes, & qu’ils ne repréſentent aucun Etre réellement exiſtant. Les Platoniciens ont leur Ame du Monde, & les Epicuriens la tendance de leurs Atomes vers le Mouvement, dans le temps qu’ils ſont en repos. A peine y a-t-il aucune Secte de Philoſophie qui n’aît un amas diſtinct de termes que les autres n’entendent point. Et enfin ce jargon, qui, vû la foibleſſe de l’Entendement Humain, eſt ſi propre à pallier l’ignorance des hommes & à couvrir leurs erreurs, devenant familier à ceux de la même Secte, il paſſe dans leur Eſprit pour ce qu’il y a de plus eſſentiel dans la Langue, & de plus expreſſif dans le Diſcours. Si les véhicules aëriens & éthériens du Docteur More euſſent été une fois généralement introduits dans quelque endroit du Monde où cette Doctrine eût prévalu, ces termes auroient fait ſans doute d’aſſez fortes impreſſions ſur les Eſprits des hommes pour