Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/442

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
399
De l’Abus des Mots. Liv. III.

des Idées déterminées, ils ſe ſervent des Mots pour déſigner les notions vagues & confuſes qu’ils ont dans l’Eſprit, contens des mêmes mots que les autres employent, comme ſi conſtamment le ſon même de ces mots devoit néceſſairement avoir le même ſens. Mais quoi que les hommes s’accommodent de ce deſordre dans les affaires ordinaires de la vie où ils ne laiſſent pas de ſe faire entendre en cas de beſoin, ſe ſervant de tant de différentes expreſſions qu’ils font enfin concevoir aux autres ce qu’ils veulent dire ; cependant lorſqu’ils viennent à raiſonner ſur leurs propres opinions, ou ſur leurs intérêts, ce défaut de ſignification dans leurs mots remplit viſiblement leur diſcours de quantité de vains ſons, & principalement ſur des points de Morale, où les mots ne ſignifiant pour l’ordinaire que des amas nombreux & arbitraires d’idées qui ne ſont point unies réguliérement & conſtamment dans la Nature, il arrive ſouvent qu’on ne penſe qu’au ſon des ſyllabes dont ces Mots ſont compoſez, ou du moins qu’à des notions fort obſcures & fort incertaines qu’on y a attachées. Les hommes prennent les mots qu’ils trouvent en uſage chez leurs Voiſins ; & pour ne pas paroître ignorer ce que ces mots ſignifient, ils les employent avec confiance ſans ſe mettre beaucoup en peine de les prendre en un ſens fixe & déterminé. Outre que cette conduite eſt commode, elle leur procure encore cet avantage, c’eſt que comme dans ces ſortes de diſcours il leur arrive rarement d’avoir raiſon, ils ſont auſſi rarement convaincus qu’ils ont tort : car entreprendre de tirer d’erreur ces gens qui n’ont point de notions déterminées, c’eſt vouloir dépoſſeder de ſon habitation un Vagabond qui n’a point de demeure fixe. C’eſt ainſi que j’imagine la choſe ; & chacun peut obſerver en lui-même & dans les autres, ce qui en eſt.

§. 5.II. On applique les mots d’une maniére inconſtante. En ſecond lieu, un autre grand abus qu’on commet en cette rencontre, c’eſt l’uſage inconſtant qu’on fait des mots. Il eſt difficile de trouver un Diſcours écrit ſur quelque ſujet & particuliérement de Controverſe où celui qui voudra le lire avec attention, ne s’apperçoive que les mêmes mots & pour l’ordinaire ceux qui ſont les plus eſſentiels dans le Diſcours & ſur leſquels roule le fort de la Queſtion, y ſont employez en divers ſens, tantôt une choſe, & tantôt une autre : procedé qu’on ne peut attribuer, s’il eſt volontaire, qu’à une extrême folie, ou à une grande malice. Un homme qui a un compte à faire avec un autre, peut auſſi honnêtement faire ſignifier aux caractéres des nombres quelquefois une certaine collection d’unitez & quelquefois une autre, prendre, par exemple, ce caractére 3, tantôt pour trois, tantôt pour quatre & quelquefois pour huit, qu’il peut dans un Diſcours ou dans un Raiſonnement employer les mêmes mots pour ſignifier différentes collection d’idées ſimples. S’il ſe trouvoit des gens qui en uſaſſent ainſi dans leurs comptes, qui, je vous prie, voudroit avoir affaire avec eux ? Il eſt