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De l’Imperfection des Mots. Liv. III.

rement la choſe dont on veut qu’ils ayent l’idée, & qu’on leur dit pluſieurs fois le nom qui en eſt le ſigne, blanc, doux, lait, ſucre, chien, chat, &c. Mais pour ce qui eſt des Modes mixtes, & ſur-tout les plus importans, je veux dire ceux qui expriment des idées de Morale, d’ordinaire les Enfans apprennent prémiérement les ſons : & pour ſavoir enſuite quelles idées complexes ſont ſignifiées par ces ſons-là, ou ils en ſont redevables à d’autres qui les leur expliquent, ou (ce qui arrive le plus ſouvent) on s’en remet à leur ſagacité & à leurs propres obſervations. Et comme ils ne s’appliquent pas beaucoup à rechercher la veritable & préciſe ſignification des noms, il arrive que ces termes de Morales ne ſont guere autre choſe que de ſimples ſons dans la bouche de la plûpart des hommes : ou s’ils ont quelque ſignification, c’eſt pour l’ordinaire, une ſignification fort vague & fort indéterminée, & par conſéquent très-obſcure & très-confuſe. Ceux-là même qui ont été les plus exacts à déterminer le ſens qu’ils donnent à leurs notions, ont pourtant bien de la peine à éviter l’inconvénient de leur faire ſignifier des idées complexes, différentes de celles que d’autres perſonnes habiles attachent à ces mêmes noms. Où trouver, par exemple, un diſcours de Controverſe, ou un entretien familier ſur l’Honneur, la Foi, la Grace, la Religion, l’Egliſe, &c. où il ne ſoit pas facile de remarquer les différentes notions que les hommes ont de ces Choſes ; ce qui ne veut dire autre choſe, ſinon qu’ils ne conviennent point ſur la ſignification de ces Mots, & que les idées complexes qu’ils ont dans l’Eſprit & qu’ils leur font ſignifier, ne ſont pas les mêmes, de ſorte que toutes les Diſputes qui ſuivent de là, ne roulent en effet, que ſur la ſignification d’un ſon. Auſſi voyons-nous en conſéquence de cela qu’il n’y a point de fin aux interpretations des Loix, divines ou humaines : un Commentaire produit un autre Commentaire : une explication fournit de matiére à de nouvelles explications : & l’on ne ceſſe jamais de limiter, de diſtinguer, & de changer la ſignification de ces termes de Morale. Comme les hommes forment eux-mêmes ces Idées, ils peuvent les multiplier à l’infini, parce qu’ils ont toûjours le pouvoir de les former. Combien y a-t-il de gens qui fort ſatisfaits à la prémiére lecture, de la maniére dont ils entendoient un texte de l’Ecriture, ou une certaine clauſe dans le Code, en ont tout-à-fait perdu l’intelligence en conſultant les Commentateurs, dont les explications n’ont ſervi qu’à leur faire avoir des doutes, ou à augmenter ceux qu’ils avoient dejà, & à répandre des ténèbres ſur le paſſage en queſtion. Je ne dis pas cela pour donner à entendre que je croye les Commentaires inutiles, mais ſeulement pour faire voir combien les noms des Modes mixtes ſont naturellement incertains, dans la bouche même de ceux qui vouloient & pouvoient parler auſſi clairement que la Langue étoit capable d’exprimer leurs penſées.

§. 10.C’eſt ce qui rend les Anciens Auteurs inévitablement obſcurs. Il ſeroit inutile de faire remarquer quelle obſcurité doit avoir été inévitablement répanduë par ce moyen dans les Ecrits des hommes qui ont vêcu dans les temps reculez, & en différens Païs. Car le grand nombre de Volumes que de ſavans hommes ont écrit pour éclaircir ces Ouvrages, ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration, quelle force de raiſonnement eſt néceſſaire pour découvrir le veritable ſens