Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/427

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
384
Des Termes abſtraits & concrets. Liv. III.

dées abſtraites ſoient affirmez l’une de l’autre. Car quelque affinité qu’il paroiſſe y avoir entre’eux, & quelque certain qu’il ſoit, par exemple, qu’un homme eſt un Animal, qu’il eſt raiſonnable, qu’il eſt blanc, &c. cependant chacun voit d’abord la fauſſeté de ces Propoſitions, l’Humanité eſt Animalité, ou Raiſonnabilité, ou Blancheur. Cela eſt d’une auſſi grande évidence qu’aucune des Maximes le plus généralement reçuës. Toutes nos affirmations roulent donc uniquement ſur des idées concretes, ce qui eſt affirmer non qu’une idée abſtraite eſt une autre idée, mais qu’une idée abſtraite eſt jointe à une autre idée. Ces idées abſtraites peuvent être de toute Eſpèce dans les Subſtances, mais dans tout le reſte elles ne ſont guère autre choſe que des idées de Relations. D’ailleurs, dans les Subſtances, les plus ordinaires ſont des idées de Puiſſance ; par exemple, un homme eſt blanc, ſignifie que la Choſe qui a l’eſſence d’un homme, a auſſi en elle l’eſſence de blancheur, qui n’eſt autre choſe qu’un pouvoir de produire l’idée de blancheur dans une perſonne dont les yeux peuvent diſcerner les Objets ordinaires : ou, un homme eſt raiſonnable, veut dire que la même choſe qui a l’eſſence d’un homme a auſſi en elle l’eſſence de Raiſonnabilité, c’eſt-à-dire, la puiſſance de raiſonner.

§. 2.Ils montrent la différence de nos Idées. Cette diſtinction des Noms fait voir auſſi la différence de nos Idées ; car ſi nous y prenons garde, nous trouverons que nos Idées ſimples ont toutes des noms abſtraits auſſi bien que de concrets, dont l’un (pour parler en Grammairien) eſt un Subſtantif, & l’autre un Adjectif, comme blancheur, blanc ; douceur, doux. Il en eſt de même à l’égard de nos Idées des Modes & des Relations, comme Juſtice, juſte ; égalité, égal ; mais avec cette ſeule différence, que quelques-uns des noms concrets des Relations, ſur tout ceux qui concernent l’Homme, ſont Subſtantifs, comme paternité, père ; de quoi il ne ſeroit pas difficile de rendre raiſon. Quant à nos idées des Subſtances, elles n’ont que peu de noms abſtraits, ou plûtôt elles n’en ont abſolument point. Car quoi que les Ecoles ayent introduit les noms d’Animalité, d’Humanité, de Corporeïté, & quelques autres ; ce n’eſt rien en comparaiſon de ce nombre infini de noms de Subſtances auxquels les Scholaſtiques n’ont jamais été aſſez ridicules pour joindre des noms abſtraits : & le petit nombre qu’ils ont forgé, & qu’ils ont mis dans la bouche de leurs Ecoliers, n’a jamais pû entrer dans l’Uſage ordinaire, ni être autoriſé dans le Monde. D’où l’on peut au moins conclurre, ce me ſemble, que tous les hommes reconnoiſſent par-là qu’ils n’ont point d’idée des eſſences réelles des Subſtances, puiſqu’ils n’ont point de noms dans leurs Langues pour les exprimer, dont ils n’auroient pas manqué ſans doute de ſe pourvoir, ſi le ſentiment par lequel ils ſont intérieurement convaincus que ces Eſſences leur ſont inconnuës, ne les eût détournez d’une ſi frivole entrepriſe. Ainſi, quoi qu’ils ayent aſſez d’idées pour diſtinguer l’Or d’avec une pierre, & le Metal d’avec le Bois, ils n’oſeroient pourtant ſe ſervir des mots ([1]) Aureitas, Saxeitas, Metalleitas, Ligneitas, & de tels autres noms, par où ils

  1. Ces Mots qui ſont tout-à-fait barbares en Latin, paroîtroient de la derniére extravagance en François.