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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

ſence qu’Adam déſigna par le nom de Zahab, ne comprenoit autre choſe qu’un corps dur, brillant, jaune & fort peſant. Mais la curioſité naturelle à l’Eſprit de l’Homme qui ne ſauroit ſe contenter de la connoiſſance de ces Qualitez ſuperficielles, engage Adam à conſiderer cette Matiére de plus près. Pour cet effet, il la frappe avec un caillou pour voir ce qu’on y peut découvrir en dedans. Il trouve qu’elle cede aux coups, mais qu’elle n’eſt pas aiſément diviſée en morceaux, & qu’elle ſe plie ſans ſe rompre. La ductilité ne doit-elle pas, après-cela, être ajoûtée à ſon idée précedente, & faire partie de l’eſſence de l’Eſpèce qu’il déſigne par le terme de Zahab ? De plus particulières experiences y découvrent la fuſibilité & la fixité. Ces dernieres propriétez ne doivent-elles pas entrer auſſi dans l’idée complexe qu’emporte le mot de Zahab, par la même raiſon que toutes les autres y ont été admiſes ? Si l’on dit que non, comment fera-t-on voir que l’une doit être préferée à l’autre ? Que s’il faut admettre celles-là, dès-lors toute autre propriété que de nouvelles obſervations feront connoître dans cette Matiére, doit par la même raiſon faire partie de ce qui conſtituë cette idée complexe, ſignifiée par le mot de Zahab, & être par conſéquent l’eſſence de l’Eſpèce qui eſt deſignée par ce nom-là ; & comme ces propriétez ſont infinies, il eſt évident qu’une idée formée de cette maniére ſur un tel Archetype, ſera toûjours incomplete.

§. 48.Les Idées des Subſtances ſont imparfaites, & à cauſe de cela diverſes. Mais ce n’eſt pas tout ; il s’enſuivroit encore de là que les noms des Subſtances auroient non ſeulement différentes ſignifications dans la bouche de diverſes perſonnes (ce qui eſt effectivement) mais qu’on le ſuppoſeroit ainſi, ce qui répandroit une grande confuſion dans le Langage. Car ſi chaque qualité que chacun découvriroit dans quelque Matiére que ce fût, étoit ſuppoſée faire une partie néceſſaire de l’idée complexe ſignifiée par le nom commun qui lui eſt donné, il s’enſuivroit néceſſairement de là que les hommes doivent ſuppoſer que le même mot ſignifie différentes choſes en différentes perſonnes, puiſqu’on ne peut douter que diverſes perſonnes ne puiſſent avoir découvert pluſieurs qualitez dans des Subſtances de la même domination, que d’autres ne connoiſſent en aucune maniére.

§. 49.Pour fixer leurs eſpèces, on ſuppoſe une eſſence réelle. Pour éviter cet inconvénient, certaines gens ont ſuppoſé une eſſence réelle, attachée à chaque Eſpèce, d’où découlent toutes des propriétez, & ils prétendent que les noms dont ils ſe ſervent pour déſigner les Eſpèces, ſignifient ces ſortes d’Eſſences. Mais comme ils n’ont aucune idée de cette eſſence réelle dans les Subſtances, & que leurs paroles ne ſignifient que les Idées qu’ils ont dans l’Eſprit, cet expedient n’aboutit à autre choſe qu’à mettre le nom ou le ſon à la place de la choſe qui a cette eſſence réelle, ſans ſavoir ce que c’eſt que cette eſſence, & c’eſt là effectivement ce que font les hommes quand ils parlent des Eſpèces des choſes en ſuppoſant qu’elles ſont établies par la Nature, & diſtinguées par leurs eſſences réelles.

§. 50.Cette ſuppoſition n’eſt d’aucun uſage. Et pour cet effet, quand nous diſons que tout Or eſt fixe, voyons ce qu’emporte cette affirmation. Ou cela veut dire que la fixité eſt une partie de la Définition, une partie de l’Eſſence nominale que le mot Or ſignifie, & par conſéquent cette affirmation, Tout Or eſt fixe, ne con-