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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

qu’elles conviennent dans l’Idée complexe d’étenduë & de ſolidité, n’a beſoin que du mot de Corps pour déſigner tout cela. Celui qui à ces Idées en veut joindre d’autres ſignifiées par les mots de vie, de ſentiment & de mouvement ſpontannée, n’a beſoin que d’employer le mot d’Animal pour ſignifier tout ce qui participe à ces idées, & celui qui a formé une idée complexe d’un Corps accompagné de vie, de ſentiment & de mouvement, auquel eſt jointe la faculté de raiſonner avec une certaine figure, n’a beſoin que de ce petit mot Homme pour exprimer toutes les idées particulieres qui répondent à cette idée complexe. Tel eſt le veritable uſage du Genre & de l’Eſpèce, & c’eſt ce que les hommes font ſans ſonger en aucune maniére aux eſſences réelles, ou formes ſubſtantielles, qui ne font point partie de nos connoiſſances quand nous penſons à ces choſes, ni de la ſignification des mots dont nous nous ſervons en nous entretenant avec les autres hommes.

§. 34.Exemple dans les Caſſiowaris. Si je veux parler à quelqu’un d’une Eſpèce d’Oiſeaux que j’ai vû depuis peu dans le Parc de S. James, de trois ou quatre piés de haut, dont la peau eſt couverte de quelque choſe qui tient le milieu entre la plume & le poil, d’un brun obſcur, ſans aîles, mais qui au lieu d’aîles a deux ou trois branches ſemblables à des branches de genêt qui lui deſcendent au bas du Corps, avec de longues & groſſes jambes, des piés armez ſeulement de trois griffes, & ſans queuë ; je dois faire cette deſcription par où je puis me faire entendre aux autres. Mais quand on m’a dit que Caſſiowary eſt le nom de cet Animal, je puis alors me ſervir de ce mot pour déſigner dans le diſcours toutes mes idées complexes compriſes dans la deſcription qu’on vient de voir, quoi qu’en vertu de ce mot qui eſt préſentement devenu un nom ſpécifique je ne connoiſſe pas mieux la conſtitution ou l’eſſence réelle de cette ſorte d’Animaux que je la connoiſſois auparavant, & que ſelon toutes les apparences j’euſſe autant de connoiſſance de la Nature de cette eſpèce d’oiſeaux avant que d’en avoir appris le nom, que pluſieurs François en ont des Cignes ou des Herons, qui ſont des noms ſpécifiques, fort connus, de certaines ſortes d’Oiſeaux aſſez communs en France.

§. 35.Ce ſont les hommes qui déterminent les Eſpèces des Choſes. Il paroit par ce que je viens de dire, que ce ſont les hommes qui forment les Eſpèces des Choſes. Car comme ce ne ſont que les différentes eſſences qui conſtituent les différentes Eſpèces, il eſt évident que ceux qui forment ces idées abſtraites qui conſtituent les eſſences nominales, forment par même moyen les Eſpèces. Si l’on trouvoit un Corps qui eût toutes les autres qualitez de l’Or excepté la malleabilité, on mettroit ſans doute en queſtion s’il ſeroit de l’Or ou non, c’eſt-à-dire s’il ſeroit de cette Eſpèce. Et cela ne pourroit être déterminé que par l’idée abſtraite à laquelle chacun en particulier attache le nom d’Or ; en ſorte que ce Corps-là ſeroit de véritable Or, & appartiendroit à cette Eſpèce par rapport à celui qui ne renferme pas la malleabilité dans l’eſſence nominale qu’il déſigne par le mot d’Or : & au contraire il ne ſeroit pas de l’Or véritable ou de cette Eſpèce à l’égard de celui qui renferme la malleabilité dans l’idée ſpécifique qu’il a de l’Or. Qui eſt-ce, je vous prie, qui fait ces diverſes Eſpèces, même ſous un ſeul & même nom, ſinon ceux qui forment deux différentes idées abſ-