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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

plus aiſément aux autres ce que nous en penſons. Car comme nous ne connoiſſons aucune Subſtance que par le moyen des Idées ſimples qui y ſont unies, & que nous obſervons pluſieurs choſes particuliéres qui conviennent avec d’autres par pluſieurs de ces Idées ſimples, nous formons de cet amas d’idées notre Idée ſpécifique, & lui donnons un nom général, afin que lorſque nous voulons enregiſtrer, pour ainſi dire, nos propres penſées, & diſcourir avec les autres hommes, nous puiſſions déſigner par un ſon court tous les Individus qui conviennent dans cette Idée complexe, ſans faire une énumération des Idées ſimples dont elle eſt compoſée, pour éviter par-là de perdre du temps & d’uſer nos poumons à faire de vaines & ennuyeuſes deſcriptions ; ce que nous voyons que ſont obligez de faire tous ceux qui veulent parler de quelque nouvelle eſpèce de choſes qui n’ont point encore de nom.

§. 31.Les Eſſences des Eſpèces ſont fort différentes ſous un même nom. Mais quoi que ces Eſpèces de Subſtances puiſſent aſſez bien paſſer dans la converſation ordinaire, il eſt évident que l’Idée complexe dans laquelle on remarque que pluſieurs Individus conviennent, eſt formée différemment par différentes perſonnes, plus exactement par les uns, & moins exactement par les autres, quelques-uns y comprenant un plus grand, & d’autres un plus petit nombre de qualitez, ce qui montre viſiblement que c’eſt un Ouvrage de l’Eſprit. Un Jaune éclattant conſtituë l’Or à l’égard des Enfans, d’autres y ajoûtent la peſanteur, la malleabilité & la fuſibilité, & d’autres encore d’autres Qualitez qu’ils trouvent auſſi conſtamment jointes à cette couleur jaune, que ſa peſanteur ou ſa fuſibilité. Car parmi toutes ces Qualitez & autres ſemblables, l’une a autant de droit que l’autre de faire partie de l’Idée complexe de cette Subſtance, où elles ſont toutes réunies enſemble. C’eſt pourquoi différentes perſonnes omettant dans ce ſujet, ou y faiſant entrer pluſieurs idées ſimples ſelon leur différente application ou addreſſe à l’examiner, ils ſe font par-là diverſes eſſences de l’Or, leſquelles doivent être, par conſéquent, une production de leur Eſprit, & non de la Nature.

§. 32.Plus nos idées ſont générales, plus elles ſont incompletes. Si le nombre des Idées ſimples qui compoſent l’Eſſence nominale de la plus baſſe Eſpèce, ou la prémiére diſtribution des Individus en Eſpèces, dépend de l’Eſprit de l’Homme qui aſſemble diverſement ces idées, il eſt bien plus évident qu’il en eſt de même dans les Claſſes les plus étenduës qu’on appelle Genres en terme de Logique. En effet, ce ne ſont que des Idées qu’on rend imparfaites à deſſein ; car qui ne voit du premier coup d’œuil que diverſes qualitez que l’on peut trouver dans les choſes mêmes, ſont excluës exprès des Idées génériques ? Comme l’Eſprit pour former des Idées générales qui puiſſent comprendre divers Etres particuliers, en exclut le temps, le lieu & les autres circonſtances qui ne peuvent être communes à pluſieurs individus ; ainſi pour former des Idées encore plus générales, & qui comprennent différentes eſpèces, l’Eſprit en exclut les Qualitez qui diſtinguent ces Eſpèces les unes des autres, & ne renferme dans cette nouvelle combinaiſon d’idées que celles qui ſont communes à différentes Eſpèces. La même commodité qui a porté les hommes à déſigner par un ſeul nom les diverſes pièces de cette Matiére jaune qui vient de la