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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

Qui voudroit, par exemple, entreprendre de déterminer de quelle eſpèce étoit ce Monſtre dont parle Licetus, (Liv. I. Chap. 3.) qui avoit la tête d’un homme, & le corps d’un pourceau ; ou ces autres qui ſur des corps d’hommes avoient des têtes de Bêtes, comme de Chiens, de Chevaux, &c. ? Si quelqu’une de ces Créatures eût été conſervée en vie & eût pû parler, la difficulté auroit été encore plus grande. Si le haut du Corps juſqu’au milieu eût été de figure humaine, & que tout le reſte eût repréſenté un pourceau, auroit-ce été un meurtre de s’en défaire ? Ou bien auroit-il fallu conſulter l’Evêque, pour ſavoir ſi un tel Etre étoit aſſez homme pour devoir être préſenté ſur les fonts, ou non, comme j’ai ouï dire que cela eſt arrivé en France il y a quelques années dans un cas à peu près ſemblable ? Tant les bornes des Eſpèces des Animaux ſont incertaines par rapport à nous qui n’en pouvons juger que par les Idées complexes que nous raſſemblons nous-mêmes ; & tant nous ſommes éloignez de connoître certainement ce que c’eſt qu’un Homme. Ce qui n’empêchera peut-être pas qu’on ne regarde comme une grande ignorance d’avoir aucun doute là-deſſus. Quoi qu’il en ſoit, je penſe être en droit de dire, que, tant s’en faut que les bornes certaines de cette Eſpèce ſoient déterminées, & que le nombre précis des Idées ſimples qui en conſtituent l’eſſence nominale, ſoit fixé & parfaitement connu, qu’on peut encore former des doutes fort importans ſur cela ; & je croi qu’aucune Définition qu’on ait donnée juſqu’ici du mot Homme, ni aucune deſcription qu’on ait faite de cette eſpèce d’Animal, ne ſont aſſez parfaites ni aſſez exactes pour contenter une perſonne de bon ſens qui approfondit un peu les choſes, moins encore pour être reçuës avec un conſentement général, de ſorte que par-tout les hommes vouluſſent s’y tenir pour la déciſion des cas concernant les Productions qui pourroient arriver, & pour déterminer s’il faudroit conſerver ces Productions en vie, ou leur donner la mort, leur accorder, ou leur refuſer le Baptême.

§. 28.Les Eſſences nominales des Subſtances ne ſont pas formées ſi arbitrairement que celles des Modes mixtes. Mais quoi que ces Eſſences nominales des Subſtances ſoient formées par l’Eſprit, elles ne ſont pourtant pas formées ſi arbitrairement que celles des Modes mixtes. Pour faire une eſſence nominale il faut prémiérement que les Idées dont elle eſt compoſée, ayent une telle union qu’elles ne forment qu’une idée, quelque complexe qu’elle ſoit ; & en ſecond lieu, que les Idées particulières ainſi unies, ſoient exactement les mêmes, ſans qu’il y en ait ni plus ni moins. Pour la prémiére de ces choſes, lorſque l’Eſprit forme ſes idées complexes des Subſtances, il ſuit uniquement la Nature, & ne joint enſemble aucunes idées qu’il ne ſuppoſe unies dans la Nature. Perſonne n’allie le bêlement d’une Brebis à une figure d’un Cheval, ni la couleur du Plomb à la peſanteur & à la fixité de l’Or pour en faire des idées complexes de quelques Subſtances réelles, à moins qu’il ne veuille ſe remplir la tête de chimeres, & embarraſſer ſes diſcours de mots inintelligibles. Mais les hommes obſervant certaines qualitez qui toûjours exiſtent & ſont unies enſemble, en ont tiré des copies d’après Nature ; & de ces Idées ainſi unies en ont formé leurs Idées complexes des Subſtances. Car encore que les hommes puiſſent faire telle Idées complexe qu’ils veulent & leur donner tels noms qu’ils jugent à propos, il faut pourtant que lorſ-