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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

plûtôt les Eſpèces des Animaux par leur forme exterieure que leur naiſſance, puiſqu’on a mis en queſtion plus d’une fois ſi certains fœtus humains devoient être admis au Baptême ou non, par la ſeule raiſon que leur configuration extérieure différoit de la forme ordinaire des Enfans, ſans qu’on fût s’ils n’étoient point auſſi capables de raiſon que des Enfans jettez dans un autre moule, dont il s’en trouve quelques-uns, qui, quoi que d’une forme approuvée, ne ſont jamais capables de faire voir, durant toute leur vie, autant de raiſon qu’il en paroit dans un Singe ou un Elephant, & qui ne donnent jamais aucune marque d’être conduits par une Ame raiſonnable. D’où il paroit évidemment, que la forme extérieure qu’on a ſeulement trouvé à dire, & non la faculté de raiſonner, dont perſonne ne peut ſavoir ſi elle devoit manquer dans ſon temps, a été renduë eſſentielle à l’Eſpèce humaine. Et dans ces occaſions les Théologiens & les Juriſconſultes les plus habiles, ſont obligez de renoncer à leur ſacrée définition d’Animal raiſonnable, & de mettre à la place quelque autre eſſence de l’Eſpèce humaine. Mr. Ménage nous fournit l’exemple d’un certain Abbé de St. Martin qui mérite d’être rapporté ici ; ** Menagiana, Tom. 1. Pag. 273. de l’Edition de Hollande, an. 1694. Quand cet Abbé de St. Martin, dit-il, vint au monde, il avoit ſi peu la figure d’un homme qu’il reſſembloit plûtôt à un Monſtre. On fut quelques temps à déliberer ſi on le batiſeroit. Cependant il fut batiſé, & on le déclara homme par proviſion, c’eſt-à-dire, jusqu’à ce que le temps eût fait connoître ce qu’il étoit. Il étoit ſi diſgracié de la Nature, qu’on l’a appelé toute ſa vie l’Abbé Malotru. Il etoit de Caën. Voilà un Enfant qui fut fort près d’être exclus de l’Eſpèce humaine ſimplement à cauſe de ſa forme. Il échappa à toute peine tel qu’il étoit ; & il eſt certain qu’une figure un peu plus contrefaite, l’en auroit privé pour jamais, & l’auroit fait périr comme un Etre qui ne devoit point paſſer pour un homme. Cependant on ne ſauroit donner aucune raiſon, pourquoi une Ame raiſonnable n’auroit pû loger en lui ſi les traits de ſon viſage euſſent été un peu plus alterez, pourquoi un viſage un peu plus long, ou un nez plus plat, ou une bouche plus fenduë n’auroient pû ſubſiſter, auſſi bien que le reſte de ſa figure irréguliére, avec une Ame & des qualitez qui le rendirent capable, tout contrefait qu’il étoit, d’avoir une dignité dans l’Egliſe.

§. 27. Pour cet effet, je ſerois bien aiſe de ſavoir en quoi conſiſtent les bornes préciſes & invariables de cette Eſpèce. Il eſt évident à quiconque prend la peine de l’examiner, que la nature n’a fait, ni établi rien de ſemblable parmi les hommes. On ne peut s’empêcher de voir que l’Eſſence réelle de telle ou telle ſorte de Subſtances nous eſt inconnuë ; & de là vient que nous ſommes ſi indéterminez à l’égard des Eſſences nominales que nous formons nous-mêmes, qui ſi l’on interrogeoit diverſes perſonnes ſur certains Fœtus qui ſont difformes en venant au monde, pour ſavoir s’ils les croyent hommes, il eſt hors de doute qu’on en recevroit différentes réponſes ; ce qui ne pourroit arriver, ſi les Eſſences nominales par où nous limitons & diſtinguons les Eſpèces des Subſtances, n’étoient point formées par les hommes avec quelque liberté, mais qu’elles fuſſent exactement copiées d’après des bornes préciſes, que la Nature eût établies, & par leſquelles elle eût diſtingué toutes les Subſtances en certaines Eſpèces.