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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

inſtruits de leurs différences, peuvent les diſtinguer plus exactement pour leur uſage, & connoiſſent mieux ce qu’on peut faire de chacune en particulier que ces Docteurs ſubtils qui s’appliquent ſi fort à en pénétrer le fond & qui parlent avec tant de confiance de quelque choſe de plus caché & de plus eſſentiel que ces Qualitez ſenſibles que tout le monde y peut voir ſans peine.

§. 25.Les Eſſences ſpécifiques ſont faites par l’Eſprit. Mais ſuppoſé que les Eſſences réelles des Subſtances puiſſent être découvertes par ceux qui s’appliqueroient ſoigneuſement à cette recherche, nous ne ſaurions pourtant croire raiſonnablement qu’en rangeant les Choſes ſous des noms généraux, on ſe ſoit réglé par ces conſtitutions réelles & intérieures, ou par aucune autre choſe que par leurs apparences qui ſe préſentent naturellement ; puiſque dans tous les Païs, les Langues ont été formées long-temps avant les Sciences. Ce ne ſont pas des Philoſophes, des Logiciens ou de telles autres gens, qui après s’être bien tourmentez à penſer aux formes & aux eſſences des Choſes ont formé les noms généraux qui ſont en uſage parmi les différentes Nations : mais plûtôt dans toutes les Langues, la plûpart de ces termes d’une extenſion plus ou moins grande ont tiré leur origine & leur ſignification du Peuple ignorant & ſans Lettres, qui a réduit les choſes à certaines Eſpèces, & leur a donné des noms en vertu des Qualitez ſenſibles qu’il y rencontroit, pour pouvoir les déſigner aux autres lorſqu’elles n’étoient pas préſentes, ſoit qu’ils euſſent beſoin de parler d’une Eſpèce, ou d’une ſeule choſe en particulier.

§. 26.C’eſt pour cela qu’elles ſont fort diverſes & incertaines. Puis donc qu’il eſt évident que nous rangeons les Subſtances ſous différentes Eſpèces & ſous diverſes dénominations ſelon leurs eſſences nominales, & non ſelon leurs eſſences réelles ; ce qu’il faut conſiderer enſuite, c’eſt comment, & par qui ces Eſſences viennent à être faites. Pour ce qui eſt de ce dernier point, il eſt viſible que c’eſt l’Eſprit qui eſt Auteur de ces eſſences, & non la Nature ; parce que ſi c’étoit un Ouvrage de la Nature, elles ne pourroient point être ſi différentes en différentes perſonnes, comme il eſt viſible qu’elles ſont. Car ſi nous prenons la peine de l’examiner, nous ne trouverons point que l’Eſſence nominale d’aucune Eſpèce de Subſtances ſoit la même dans tous les hommes, non pas même celle qu’ils connoiſſent de la maniére la plus intime. Il ne ſeroit peut-être pas poſſible que l’idée abſtraite à laquelle on a donné le nom d’Homme fût différente en différens hommes, ſi elle étoit formée par la Nature ; & qu’à l’un elle fût un Animal raiſonnable, & à l’autre un Animal ſans plume, à deux piés avec de larges ongles. Celui qui attache le nom d’Homme à une idée complexe, compoſée de ſentiment & de motion volontaire, jointe à un Corps d’une telle forme, a par ce moyen une certaine eſſence de l’Eſpèce qu’il appelle Homme, & celui qui après un plus profond examen, y ajoûte la Raiſonnabilité, a une autre eſſence de l’Eſpèce à laquelle il donne le même nom d’Homme, de ſorte qu’à l’égard de l’un d’eux le même Individu ſera par-là un véritable homme, qui ne l’eſt point à l’égard de l’autre. Je ne penſe pas qu’il ſe trouve à peine une ſeule perſonne qui convienne, que cette ſtature droite, ſi connuë, ſoit la différence eſſentielle de l’Eſpèce qu’il déſigne par le nom d’Homme. Cependant il eſt viſible qu’il y a bien des gens qui déterminent