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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

partie. C’eſt pourquoi l’Eſſence du Corps n’eſt pas la pure Etenduë, ([1]) mais la une Choſe étenduë & ſolide ; de ſorte que dire qu’une choſe étenduë & ſolide en remuë ou pouſſe une autre, c’eſt autant que ſi l’on diſoit qu’un Corps remuë ou pouſſe un autre Corps. La prémiére de ces expreſſions eſt autant intelligible que la derniére. De même quand on dit qu’un Animal raiſonnable eſt capable de converſation, c’eſt autant que ſi l’on diſoit qu’un homme eſt capable. Mais perſonne ne s’aviſera de dire que la ([2]) Raiſonnabilité eſt capable de converſion, parce qu’elle ne conſtituë pas toute l’eſſence à laquelle nous donnons le nom d’Homme.

§. 22.Les Idées abſtraites que nous nous formons des Subſtances ſont les meſures des Eſpèces par rapport à nous : Exemple dans l’idée que nous avons de l’Homme. Il y a des Créatures dans le Monde qui ont une forme pareille à la nôtre, mais qui ſont veluës, & n’ont point l’uſage de la Parole & de la Raiſon. Il y a parmi nous des Imbecilles qui ont parfaitement la même que nous, mais qui ſont destituez de Raiſon, & quelques-uns d’entre eux qui n’ont point auſſi l’uſage de la Parole. Il y a des Créatures, à ce qu’on dit, qui avec l’uſage de la Parole, de la Raiſon, & une forme ſemblable en toute autre choſe à la nôtre ont des queuës veluës ; je m’en rapporte à ceux qui nous le racontent, mais au moins ne paroit-il pas contradictoire qu’il y ait de telles Créatures. Il y en a d’autres dont les Mâles n’ont point de barbe, & d’autres dont les Femelles en ont. Si l’on demande ſi toutes ces Créatures ſont hommes ou non, ſi elles ſont d’Eſpèce humaine, il eſt viſible que cette Queſtion ſe rapporte uniquement à l’Eſſence nominale ; car entre ces Creatures-là celles à qui convient la définition du mot Homme, ou l’idée complexe signifiée par ce nom, ſont hommes ; & les autres ne le ſont point à qui cette définition ou cette idée complexe ne convient pas. Mais ſi la recherche roule ſur l’eſſence ſuppoſée réelle, ou que l’on demande ſi la conſtitution intérieure de ces différentes Créatures eſt ſpécifiquement différente, il nous eſt abſolument impoſſible de répondre, puiſque nulle partie de cette conſtitution intérieure n’entre dans note Idée ſpecifique : ſeulement nous avons raiſon de penſer que là où les facultez ou la figure extérieure ſont ſi différentes, la conſtitution intérieure n’eſt pas exactement la même. Mais c’eſt en vain que nous recherchions quelle eſt la diſtinction que la différence ſpécifique met dans la conſtitution réelle & intérieure, tandis

  1. C’eſt ainſi que l’entendent les Carteſiens. La Choſe que nous concevons étenduë en longueur, largeur & profondeur, eſt ce que nous nommons un Corps, dit Rouhault dans ſa Phyſique, Ch. II. Part. I. Lors donc que les Carteſiens ſoûtiennent que l’Etenduë eſt l’eſſence du Corps, ils ne prétendent affirmer autre choſe de l’étenduë par rapport au Corps que ce que M. Locke dit ailleurs de la ſolidité par rapport au Corps, que de toutes les idées c’eſt celle qui paroit la plus eſſentielle & la plus étroitement unie au Corps. - de ſorte que l’Eſprit la regarde comme inſeparablement attachée au Corps, où qu’il ſoit, & de quelque maniere qu’il ſoit modifié : Ci-deſſus, pag. 79.
  2. Ou faculté de raiſonner. Quoi que ces ſortes de mots ſoient inconnus dans le Monde, l’on doit en permettre l’uſage, ce me ſemble, dans un Ouvrage comme celui-ci. Je prens d’avance cette liberté & je ſerai ſouvent obligé de la prendre dans la ſuite de ce Troiſième Livre, ou l’Auteur n’auroit pû faire connoître la meilleure partie de ſes penſées, s’il n’eût inventé de nouveaux termes, pour pouvoir exprimer des conceptions toutes nouvelles. Qui ne voit que je ne puis me diſpenſer de l’imiter en cela ? C’eſt une liberté qu’ont prise Rohault, le P. Malebranches, & que Meſſieurs de l’Academie Royale des Sciences prennent tous les jours.