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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

ſe congele quand il eſt froid, eſt une Eſpèce diſtincte de cette même gelée quand elle eſt chaude & fluide ; ou que l’or liquide dans le creuſet eſt une Eſpèce diſtincte de l’or qui eſt en conſiſtence dans les mains de l’Ouvrier. Si cela eſt ainſi, il eſt évident que nos Eſpèces diſtinctes ne ſont que des amas diſtincts d’Idées complexes auxquels nous attachons des noms diſtincts. Il eſt vrai que chaque Subſtance qui exiſte, a ſa conſtitution particuliere d’où dépendent les Qualitez ſenſibles & les Puiſſances que nous y remarquons : mais la reduction que nous faiſons des choſes en Eſpèces particuliéres déſignées par certains noms diſtincts, cette reduction, dis-je, ſe rapporte uniquement aux Idées que nous en avons : & quoi que cela ſuffiſe pour les diſtinguer ſi bien par des noms, que nous puiſſions en diſcourir lorſqu’elles ne ſont pas devant nous, cependant ſi nous ſuppoſons que cette diſtinction eſt fondée ſur leur conſtitution réelle & intérieure, & que la nature diſtingue les choſes qui exiſtent, en autant d’Eſpèces par leurs eſſences réelles, de la même maniére que nous les diſtinguons nous-mêmes en Eſpèces par telles & telles dénominations, nous riſquerons de tomber dans de grandes mépriſes.

§. 14.Difficultez contre le ſentiment qui établit un certain nombre déterminé d’Eſſences réelles. Pour pouvoir diſtinguer les Etres ſubſtantiels en Eſpèces ſelon la ſuppoſition ordinaire, qu’il y a certaines Eſſences ou formes préciſes de choſes, par où tous les Individus exiſtans ſont diſtinguez naturellement en Eſpèces, voici des conditions qu’il faut remplir néceſſairement.

§. 15. Prémierement, on doit être aſſuré que la Nature ſe propoſe toûjours dans la production des Choſes de les faire participer à certaines Eſſences réglées & établies, qui doivent être les modèles de toutes les choſes à produire. Cela propoſé ainſi cruement comme on a accoûtumé de faire, auroit beſoin d’une explication plus préciſe avant qu’on pût le recevoir avec un entier conſentement.

§. 16. Il ſeroit néceſſaire, en ſecond lieu, de ſavoir ſi la Nature parvient toûjours à cette Eſſence qu’elle a en vûë dans la production des Choſes. Les naiſſances irréguliéres & monſtrueuſes qu’on a obſervées en différentes Eſpèces d’Animaux, nous donneront toûjours ſujet de douter de l’un de ces articles, ou de tous les deux enſemble.

§. 17. Il faut déterminer, en troiſiéme lieu, ſi ces Etres que nous appellons des Monſtres, ſont réellement une Eſpèce diſtincte ſelon la notion ſcholaſtique du mot d’Eſpèce puiſqu’il eſt certain que chaque choſe qui exiſte, a ſa conſtitution particulière ; car nous trouvons que quelques-uns de ces Monſtres n’ont que peu ou point de ces Qualitez qu’on ſuppoſe reſulter de l’Eſſence de cette Eſpèce d’où elles tirent leur origine, & à laquelle il ſemble qu’elles appartiennent en vertu de leur naiſſance.

§. 18. Il faut, en quatriéme lieu, que les Eſſences réelles de ces choſes que nous diſtinguons en Eſpèces & auxquelles nous donnons des noms après les avoir ainſi diſtinguées, nous ſoient connuës, c’eſt-à-dire que nous devons en avoir les idées. Mais comme nous ſommes dans l’ignorance ſur ces quatres articles les eſſences réelles des Choſes ne nous ſervent de rien à diſtinguer les Subſtances en Eſpèces.

§. 19. Nos eſſences nominales des Subſtances ne ſont pas de parfaites collections de toutes leurs propriétez. En cinquiéme lieu, le ſeul moyen qu’on pourroit imaginer pour