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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

corporel nous ne remarquons aucun vuide, qu’il devroit y avoir plus d’Eſpèces de Créatures Intelligentes au deſſus de nous, qu’il n’y en a de ſenſibles & de materielles au deſſous. En effet en commençant depuis nous juſqu’aux choſes les plus baſſes, c’eſt une deſcente qui ſe fait par de fort petits degrez, & par une ſuite continuée de choſes qui dans chaque éloignement différent fort peu l’une de l’autre. Il y a des Poiſſons qui ont des aîles & à qui l’Air n’eſt pas étranger, & il y a des Oiſeaux qui habitent dans l’Eau, qui ont le ſang froid comme les Poiſſons & dont la chair leur reſſemble ſi fort par le goût qu’on permet au ſcrupuleux d’en manger durant les jours maigres. Il y a des animaux qui approchent ſi fort de l’Eſpèce des Oiſeaux & des Bêtes qu’ils tiennent le milieu entre deux. Les Amphibies tiennent également des Bêtes terreſtres & des aquatiques. Les Veaux marins vivent ſur la Terre & dans la Mer ; & les Marſouins ont le ſang chaud & les entrailles d’un Cochon, pour ne pas parler de ce qu’on rapporte des Sirenes ou des hommes marins. Il y a des Bêtes qui ſemblent avoir autant de connoiſſance & de raiſon que quelques animaux qu’on appelle hommes ; & il y a une ſi grande proximité entre les Animaux & les Vegetaux, qui ſi vous prenez le plus imparfait de l’un & le plus parfait de l’autre, à peine remarquerez-vous aucune différence conſiderable entre eux. Et ainſi, juſqu’à ce que nous arrivions aux plus baſſes & moins organiſées parties de matiére, nous trouverons par tout, que les différentes Eſpèces ſont liées enſemble ; & ne différent que par des dégrez preſque inſenſibles. Et lorſque nous conſiderons la puiſſance & la ſageſſe infinie de l’Auteur de toutes choſes, nous avons ſujet de penſer que c’eſt une choſe conforme à la ſomptueuſe harmonie de l’Univers, & au grand deſſein, auſſi bien qu’à la bonté infinie de ce ſouverain Architecte, que les différentes Eſpèces de Créatures s’élevent auſſi peu-à-peu depuis nous vers ſon infinie perfection, comme nous voyons qu’ils vont depuis nous en deſcendant par des dégrez preſque inſenſibles. Et cela une fois admis comme probable, nous avons raiſon de nous perſuader qu’il y a beaucoup plus d’Eſpèces de Créatures au deſſus de nous qu’il n’y en a au deſſous ; parce que nous ſommes beaucoup plus éloignez en dégrez de perfection de l’Etre infini de Dieu, que du plus bas état de l’Etre & de ce qui approche le plus près du néant. Cependant nous n’avons nulle idée claire & diſtincte de toutes ces différentes Eſpèces, pour les raiſons qui ont été propoſées ci-deſſus.

§. 13.Il paroit par l’Eau & par la Glace que c’eſt l’eſſence nominale qui conſtituë l’Eſpèce. Mais pour revenir aux Eſpèces des Subſtances corporelles : Si je demandois à quelqu’un ſi la Glace & l’Eau ſont deux diverſes Eſpèces de choſes, je ne doute pas qu’il ne me répondît qu’oui ; & l’on ne peut nier qu’il n’eût raiſon. Mais ſi un Anglois élevé dans la Jamaïque où il n’auroit peut-être jamais vû de glace ni ouï dire qu’il y eût rien de pareil dans le Monde, arrivant en Angleterre pendant l’Hyver trouvoit l’Eau qu’il auroit miſe le ſoir dans un Baſſin, gelée le matin en grand’ partie, & que ne ſachant pas le nom particulier qu’elle a dans cet état, il l’appellât de l’Eau durcie, je demande ſi ce ſeroit à ſon égard une nouvelle Eſpèce différente de l’Eau ; & je croi qu’on me répondra que dans ce cas-là ce ne ſeroit non plus une nouvelle Eſpèce à l’égard de cet Anglois, qu’un ſuc de viande qui