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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

dont nous concevons que la poſſeſſion nous communique plus de perfection, que nous n’en aurions ſin nous en étions privez ; ce n’eſt, dis-je, autre choſe qu’une attribution de ces Idées ſimples à cet Etre ſuprême, dans un degré illimité. Ainſi après avoir acquis par la reflexion que nous faiſons ſur nous-mêmes, l’idée d’exiſtence, de connoiſſance, de puiſſance & de plaiſir, de chacune deſquelles nous jugeons qu’il vaut mieux jouïr que d’en être privé, & que nous ſommes d’autant plus heureux que nous les poſſedons dans un plus haut dégré, nous joignons toutes ces choſes enſemble en attachant l’Infinité à chacune en particulier, & par-là nous avons l’idée complexe d’un Etre éternel, omniſcient, tout-puiſſant, infiniment ſage, & infiniment heureux. Ou quoi qu’on nous diſe qu’il y a différentes eſpèces d’Anges, nous ne ſavons pourtant comment nous en former diverſes idées ſpécifiques ; non que nous ſoyons prévenus de la penſée qu’il eſt impoſſible qu’il y ait plus d’une Eſpèce d’Eſprits, mais parce que n’ayant & ne pouvant avoir d’autres idées ſimples applicables à de tels Etres, que ce petit nombre que nous tirons de nous-mêmes & des actions de notre propre Eſprit, lorſque nous penſons, que nous reſſentons du plaiſir & que nous remuons différentes parties de notre Corps, nous ne ſaurions autrement diſtinguer dans nos conceptions, différentes ſortes d’Eſprits, l’une de l’autre, qu’en leur attribuant dans un plus haut ou plus bas dégré ces opérations & ces puiſſances que nous trouvons en nous-mêmes : & ainſi nous ne pouvons point avoir des Idées ſpecifiques des Eſprits, qui ſoient fort diſtinctes, Dieu ſeul excepté, à qui nous attribuons la durée & toutes ces autres Idées dans un dégré infini, au lieu que nous les attribuons aux autres Eſprits avec limitation. Et autant que je puis concevoir la choſe, il me ſemble que dans nos Idées nous ne mettons aucune différence entre Dieu & les Eſprits par aucun nombre d’idées ſimples que nous ayons de l’un & non des autres, excepté celle de l’Infinité. Comme toutes les idées particuliéres d’exiſtence, de connoiſſance, de volonté, de puiſſance, de mouvement, &c. procedent des opérations de notre Eſprit, nous les attribuons toutes à toute ſorte d’Eſprits, avec la ſeule différence de dégrez juſqu’au plus haut que nous puiſſions imaginer, & même juſqu’à l’infinité, lorſque nous voulons nous former, autant qu’il eſt en notre pouvoir, une idée du Prémier Etre, qui cependant eſt toûjours infiniment plus éloigné, par l’excellence réelle de ſa nature, du plus élevé & du plus parfait de tous les Etres créez, que le plus excellent homme, ou plûtôt que l’Ange & le Seraphin le plus pur eſt éloigné de la partie de Matiére la plus contemptible, & qui par conſéquent doit être infiniment au deſſus de ce que notre Entendement borné peut concevoir de lui.

§. 12.Il eſt probable qu’il y a un nombre innombrable d’Eſpèces d’Eſprits. Il n’eſt ni impoſſible de concevoir, ni contre la Raiſon qu’il puiſſe y avoir pluſieurs Eſpèces d’Eſprits, autant différentes l’une de l’autre par des propriétez diſtinctes dont nous n’avons aucune idée, que les Eſpèces des choſes ſenſibles ſont diſtinguées l’une de l’autre par des Qualitez que nous connoiſſons & que nous y obſervons actuellement. Sur quoi il me ſemble qu’on peut conclurre probablement de ce que dans tout le Monde viſible &