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XXXIX
DE L’AUTEUR

tion où l’Eſprit la conſidere préſente à ſa vûë, ou la voit en lui-même, lorſque cette Idée y eſt ou devroit y être préſente, lorſqu’elle eſt déſignée par un certain nom déterminé. Je dis qu’elle devroit être préſente, parce que, bien loin que chacun ait ſoin de n’employer aucun terme avant que d’avoir vû dans ſon Eſprit l’idée préciſe & déterminée dont il veut qu’il ſoit le ſigne, il n’y a preſque perſonne qui deſcende dans cette grande exactitude. C’eſt pourtant ce défaut d’exactitude qui répand tant d’obſcurité & de confuſion dans les penſées & dans les diſcours des hommes.

Je ſai qu’il n’y a point de Langue aſſez fertile pour exprimer par certains mots particuliers toute cette variété d’Idées qui entrent dans les Diſcours & les raiſonnemens des hommes. Mais cela n’empêche pas que lorſqu’un homme employe un mot dans un diſcours, il ne puiſſe avoir dans l’Eſprit une Idée déterminée dont il le faſſe ſigne, & à laquelle il devroit le tenir conſtamment attaché toutes les fois qu’il le fait entrer dans ce diſcours. Et lorſqu’il ne le fait pas, ou qu’il eſt dans l’impuiſſance de le faire, c’eſt en vain qu’il prétend à des Idées claires & distinctes ; il eſt viſible que les ſiennes ne le ſont pas. Et par conſéquent partout où l’on employe des termes auxquels on n’a point attaché de telles idées déterminées, il n’y a que confuſion & obſcurité à attendre.

Sur ce fondement, j’ai crû que ſi je donnois aux Idées l’épithete de déterminées, cette expreſſion ſeroit moins ſujette à être mal interpretée que ſi je les appellois claires & diſtinctes. J’ai choiſi ce terme pour deſigner prémiérement, tout Objet que l’Eſprit apperçoit immédiatement, & qu’il a devant lui comme diſtinct du ſon qu’il employe pour en être le ſigne ; & en ſecond lieu, pour donner à entendre que cette Idée ainſi déterminée, c’eſt-à-dire que l’Eſprit a en lui-même, qu’il connoit & voit comme y étant actuellement, eſt attachée ſans aucun changement, à un tel nom, & que ce nom deſigne préciſément cette idée. Si les hommes avoient de telles Idées déterminées dans leurs Diſcours & dans les Recherches où ils s’engagent, ils verroient bien-tôt juſqu’où s’étendent leurs Recherches & leurs découvertes ; & en même temps ils éviteroient la plus grande partie des Disputes & des Querelles qu’ils ont avec les autres hommes : car la plûpart des Questions & des Controverſes qui embarraſſent l’Eſprit des hommes, ne roulent que ſur l’uſage douteux & incertain qu’ils font des mots, ou (ce qui eſt la même choſe) ſur les idées vagues & indéterminées qu’ils leur font ſignifier.