Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
356
Des Noms des Subſtances. Liv. III.

derer ſous le nom de fer, ou comme étant d’une certaine Eſpèce. Et ſi nos Idées abſtraites auxquelles on a attaché certains noms, ſont les bornes des Eſpèces, comme nous avons dejà dit, rien ne peut être eſſentiel que ce qui eſt renfermé dans ces Idées.

§. 6. À la vérité, j’ai ſouvent fait mention d’une eſſence réelle, qui dans les Subſtances eſt diſtincte des Idées abſtraites qu’on s’en fait & que je nomme leurs eſſences nominales. Et par cette Eſſence réelle, j’entens la conſtitution réelle de chaque choſe qui eſt le fondement de toutes les proprietez, qui ſont combinées & qu’on trouve coëxiſter conſtamment avec l’eſſence nominale, cette conſtitution particulière que chaque choſe a en elle-même ſans aucun rapport à rien qui lui ſoit extérieur. Mais l’eſſence priſe même en ce ſens-là ſe rapporte à une certaine ſorte, & ſuppoſe une Eſpèce : car comme c’eſt la conſtitution réelle d’où dépendent les propriétez, elle ſuppoſe néceſſairement une ſorte de choſes, puiſque les propriétez appartiennent ſeulement aux Eſpèces & non aux Individus. Suppoſe, par exemple, que l’eſſence nominale de l’Or ſoit d’être un Corps d’une telle couleur, d’une telle peſanteur, malleable & fuſible, ſon eſſence réelle eſt la diſpoſition des parties de matiére, d’où dépendent ces Qualitez & leur union, comme elle eſt auſſi le fondement de ce que ce Corps ſe diſſout dans l’Eau Regale, & des autres propriétez qui accompagnent cette Idée complexe. Voilà des eſſences & des propriétez, mais toutes fondées ſur la ſuppoſition d’une Eſpèce ou d’une Idée générale & abſtraite qu’on conſidere comme immuable : car il n’y a point de particule individuelle de Matiére, à laquelle aucune de ces Qualitez ſoit ſi fort attachée, qu’elle lui ſoit eſſentielle ou en ſoit inſeparable. Ce qui eſt eſſentiel à une certaine portion de matiere, lui appartient comme une condition par où elle eſt de telle ou telle Eſpèce ; mais ceſſez de la conſiderer comme rangée ſous la dénomination d’une certaine Idée abſtraite, dès-lors il n’y a plus rien qui lui ſoit néceſſairement attaché, rien qui en ſoit inſéparable. Il eſt vrai qu’à l’égard des Eſſences réelles des Subſtances, nous ſuppoſons ſeulement leur exiſtence ſans connoître préciſément ce qu’elles ſont. Mais ce qui les lie toûjours à certaines Eſpèces, c’eſt l’eſſence nominale dont on ſuppoſe qu’elles ſont la cauſe & le fondement.

§. 7.L’eſſence nominale détermine l’Eſpèce. Il faut examiner après cela par quelle de ces deux Eſſences on réduit les Subſtances à telles & telles Eſpèces. Il eſt évident que c’eſt par l’eſſence nominale. Car c’eſt cette ſeule eſſence qui eſt ſignifiée par le nom qui eſt la marque de l’Eſpèce. Il eſt donc impoſſible que les Eſpèces des Choſes que nous rangeons ſous des noms généraux, ſoient déterminées par autre choſe que par cette idée dont le nom eſt établi pour ſigne ; & c’eſt là ce que nous appellons eſſence nominale, comme on l’a dejà montré. Pourquoi diſons-nous, c’eſt un Cheval, c’eſt une Mule, c’eſt un Animal, c’eſt un Arbre ? Comment une choſe particuliére vient-elle à être de telle ou telle Eſpèce, ſi ce n’eſt à cauſe qu’elle à cette eſſence nominale, ou ce qui revient au même, parce qu’elle convient avec l’idée abſtraite à laquelle ce nom eſt attaché ? Je souhaite ſeulement que chacun prenne la peine de reflêchir ſur ſes propres pen-