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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

deux choſes ſont différentes, quoi qu’on leur donne à toutes deux le nom d’eſſence.

§. 3.Différence entre l’eſſence réelle & l’eſſence nominale. Car encore qu’un Corps d’une certaine forme, accompagné de ſentiment, de raiſon, & de motion volontaire conſtituë peut-être l’idée complexe à laquelle moi & d’autres attachons le nom d’Homme ; & qu’ainſi ce ſoit l’eſſence nominale de l’Eſpèce que nous déſignons par ce nom-là cependant perſonne ne dira jamais, que cette Idée complexe eſt l’eſſence réelle & la ſource de toutes les opérations qu’on peut trouver dans chaque Individu de cette Eſpèce. Le fondement de toutes ces Qualitez qui entrent dans l’Idée complexe que nous en avons, eſt tout autre choſe, & ſi nous connoiſſions cette conſtitution de l’Homme, d’où découlent ſes facultez de mouvoir, de ſentir, de raiſonner, & les autres puiſſances, & d’où dépend ſa figure ſi réguliére, comme peut-être les Anges la connoiſſent, & comme la connoit certainement celui qui en eſt l’Auteur, nous aurions une idée de ſon eſſence tout-à-fait différente de celle qui eſt préſentement renfermée dans notre définition de cette Eſpèce, en quoi elle conſiſte ; & l’idée que nous aurions de chaque homme individuel ſeroit auſſi différente de celle que nous en avons à préſent, que l’idée de celui qui connoit tous les reſſorts, toutes les rouës & tous les mouvemens particuliers de chaque pièce de la fameuſe Horloge de Strasbourg, eſt différente de celle qu’en a un Païſan groſſier qui voit ſimplement le mouvement de l’Aiguille, qui entend le ſon du Timbre, & qui n’obſerve que les parties extérieures de l’Horloge.

§. 4.Rien n’eſt eſſentiel aux Individus. Ce qui fait voir que l’Eſſence ſe rapporte aux Eſpèces, dans l’uſage ordinaire qu’on fait de ce mot, & qu’on ne la conſidére dans les Etres particuliers qu’entant qu’ils ſont rangez ſous certaines Eſpèces, c’eſt qu’ôté les Idées abſtraites par où nous réduiſons les Individus à certaines ſortes & les rangeons ſous de communes dénominations, rien n’eſt plus regardé comme leur étant eſſentiel. Nous n’avons point de notion de l’un ſans l’autre, ce qui montre évidemment leur relation. Il eſt néceſſaire que je ſois ce que je ſuis. Dieu & la Nature m’ont ainſi fait, mais je n’ai rien qui me ſoit eſſentiel. Un accident ou une maladie peut apporter de grands changemens à mon teint ou à ma taille : une Fiévre ou une chute peut m’ôter entierement la Raiſon ou la mémoire, ou toutes deux enſemble ; & une Apoplexie peut me reduire à n’avoir ni ſentiment, ni entendement, ni vie. D’autres Créatures de la même forme que moi peuvent être faites avec un plus grand ou un plus petit nombre de facultez que je n’en ai, avec des facultez plus excellentes ou pires que celles dont je ſuis doûé ; & d’autres Créatures peuvent avoir de la Raiſon & du ſentiment dans une forme & dans un Corps fort différent du mien. Nulle de ces choſes n’eſt eſſentielle à aucun Individu, à celui-ci ou à celui-là, juſqu’à ce que l’Eſprit le rapporte à quelque ſorte ou eſpèce de Choſes : mais l’Eſpèce n’eſt pas plûtôt formée qu’on trouve quelque choſe d’eſſentiel par rapport à l’idée abſtraite de cette Eſpèce. Que chacun prenne la peine d’examiner ſes propres penſées ; & il verra, je m’aſſûre, que dès qu’il ſuppoſe quelque choſe d’eſſentiel, ou qui en parle, la conſideration de quelque Eſpèce ou de quelque Idée complexe,