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Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III.

Encore qu’elles ne ſoient pas toûjours copiées d’après nature, elles ſont toûjours proportionnées à la fin pour laquelle on forme des Idées abſtraites ; & quoi que ce ſoient des combinaiſons compoſées d’Idées qui ſont naturellement aſſez déſunies & qui ont entre elles auſſi peu de liaiſon que pluſieurs autres que l’Eſprit ne combine jamais dans une ſeule idée, elles ſont pourtant toûjours unies pour la commodité de l’entretien qui eſt la principale fin du Langage. L’uſage du Langage eſt de marquer par des ſons courts d’une maniére facile & prompte des conceptions générales, qui non ſeulement renferment quantité de choſes particuliéres, mais auſſi une grande varieté d’idées indépendantes, raſſemblées dans une ſeule Idée complexe. C’eſt pourquoi dans la formation des différentes Eſpèces de Modes mixtes, les hommes n’ont eu égard qu’à ces combinaiſons dont ils ont formé des Idées complexes diſtinctes, & auxquelles ils ont donné des noms, pendant qu’ils en laiſſent d’autres détachées qui ont une liaiſon auſſi étroite dans la Nature, ſans ſonger le moins du monde à les réunir. Car pour ne parler que des Actions humaines, s’ils vouloient former des idées diſtinctes & abſtraites de toutes les variétez qu’on y peut remarquer, le nombre de ces Idées iroit à l’infini ; & la Mémoire ſeroit non ſeulement confonduë par cette grande abondance, mais accablée ſans néceſſité. Il ſuffit que les hommes forment & déſignent par des noms particuliers autant d’Idée complexes de Modes mixtes, qu’ils trouvent qu’ils ont beſoin d’en nommer dans le cours ordinaire des affaires. S’ils joignent à l’idée de tuer celle de Père ou de Mère, & qu’ainſi ils en faſſent une Eſpèce diſtincte du meutre de ſon Enfant ou de ſon voiſin, c’eſt à cauſe de la différente atrocité du crime, & du ſupplice qui doit être infligé à celui qui tuë ſon Père ou ſa Mère, différent de celui qu’on doit faire ſouffrir à celui qui tuë ſon Enfant ou ſon voiſin. Et c’eſt pour cela auſſi qu’on a trouvé néceſſaire de le déſigner par un nom diſtinct, ce qui eſt la fin qu’on ſe propoſe en faiſant cette combinaiſon particuliére. Mais quoi que les Idées de Mère & de Fille ſoient traitées ſi différemment par rapport à l’idée de tuer, que l’une y eſt jointe pour former une idée diſtincte & abſtraite, déſignée par un nom particulier, & pour conſtituer par même moyen une Eſpéce diſtincte, tandis que l’autre n’entre point dans une telle combinaiſon avec l’idée de meutre, cependant ces deux Idées de Mère & de Fille conſiderées par rapport à un commerce illicite ſont également renfermées ſous l’inceſte, & cela encore pour la commodité d’exprimer par un même nom & de ranger ſous une ſeule Eſpèce ces conjonctions impures qui ont quelque choſe de plus infame que les autres ; ce qu’on fait pour éviter des circonlocutions choquantes, ou des deſcriptions qui rendroient le diſcours ennuyeux.

§. 8.Autre preuve, que les Idées des Modes mixtes ſe forment arbitrairement, tirée de ce que pluſieurs mots d’une Langue ne peuvent être traduits dans une autre. Il ne faut qu’avoir une médiocre connoiſſance de differentes Langues pour être convaincu ſans peine de la vérité de ce que je viens de dire, que les hommes forment arbitrairement diverſes Eſpèces de Modes mixtes, car rien n’eſt plus ordinaire que de trouver quantité de mots dans une Langue auxquels il n’y en a aucun dans une autre Langue qui leur réponde. Ce qui montre évidemment, que ceux d’un même Païs ont eu beſoin en conſé-