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Des Noms des Idées ſimples. Liv. III.

peut bien être expliqué à un Aveugle par d’autres mots, mais non pas celui de peinture, ſes Sens lui ayant fourni l’idée de la figure, & non celle des couleurs, qu’on ne ſauroit pour cet effet exciter en lui par le ſecours des mots. C’eſt ce qui fit gagner le prix au Peintre ſur le Statuaire. Etant venus à diſputer de l’excellence de leur Art, le Statuaire prétendit que la Sculpture devoit être préferée à cauſe qu’elle s’étendoit plus loin, & que ceux-là même qui étoient privez de la vûë, pouvoient encore s’appercevoir de ſon excellence. Le Peintre convint de s’en rapporter au jugement d’un Aveugle. Celui-ci étant conduit où étoit la Statuë du Sculpteur & le Tableau du Peintre, on lui préſenta prémiérement la Statuë, dont il parcourut avec ſes mains tous les traits du viſage & la forme du Corps, & plein d’admiration il exalta l’adresse de l’Ouvrier. Mais étant conduit auprès du Tableau, on lui dit, à meſure qu’il étendoit la main deſſus, que tantôt il touchoit la tête, tantôt le front, les yeux, le nez, &c. à meſure que ſa main ſe mouvoit ſur les différentes parties de la peinture qui avoit été tirée ſur la Toile, ſans qu’il y trouvât la moindre diſtinction ; ſur quoi il s’écria que ce devoit être ſans contredit un Ouvrage tout-à-fait admirable & divin, puiſqu’il pouvoit leur repréſenter toutes ces parties où il n’en pouvoit ni ſentir ni appercevoir la moindre trace.

§.13. Celui qui ſe ſerviroit du mot Arc-en-ciel, en parlant à une perſonne qui connoîtroit toutes les couleurs dont il eſt compoſé mais qui n’auroit pourtant jamais vû ce Phénomène, définiroit ſi bien ce mot en repréſentant la figure, la grandeur, la poſition & l’arrangement des Couleurs, qu’il pourroit le lui faire tout-à-fait bien comprendre. Mais quelque exacte & parfaite que fût cette définition, elle ne feroit jamais entendre à un Aveugle ce que c’eſt que l’Arc-en-ciel, parce que pluſieurs des Idées ſimples qui forment cette idée complexe, étant de telle nature qu’elles ne lui ont jamais été connuës par ſenſation & par expérience, il n’y a point de paroles qui puiſſent les exciter dans ſon Eſprit.

§. 14.Quand les noms des Idées complexes peuvent être rendus intelligibles par le ſecours des Mots. Comme les Idées ſimples ne nous viennent que de l’expérience le moyen des Objets qui ſont propres à produire ces perceptions en nous, dès que notre Eſprit a acquis par ce moyen une certaine quantité de ces Idées, avec la connoiſſance des noms qu’on leur donne, nous ſommes en état de définir, & d’entendre, à la faveur des définitions, les noms des Idées complexes qui ſont compoſées de ces Idées ſimples. Mais lorſqu’un terme ſignifie une idée ſimple qu’un homme n’a point eu encore dans l’Eſprit, il eſt impoſſible de lui en faire comprendre le ſens par des paroles. Au contraire, ſi un terme ſignifie une idée qu’un homme connoit dejà, mais ſans ſavoir que ce terme en ſoit le ſigne, on peut lui faire entendre le ſens de ce mot par le moyen d’un autre qui ſignifie la même idée & auquel il eſt accoûtumé. Mais il n’y a abſolument aucun cas où le nom d’aucune idée ſimple puiſſe être défini.

§. 15.IV. Les noms des Idées ſimples ſont les moins douteux. En quatriéme lieu, quoi qu’on ne puiſſe point faire concevoir la ſignification préciſe des noms des Idées ſimples en les définiſſant, cela n’empeche pourtant pas qu’en général ils ne ſoient moins douteux, & moins incertains que ceux des Modes Mixtes & des Subſtances. Car comme ils ne