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Des Noms des Idées ſimples. Liv. III.

été imprimée par des Objets ſenſibles qui ne ſont pas inconnus à ſon palais, il peut approcher de ce goût en lui-même ſelon ce dégré de reſſemblance. Mais ce n’eſt pas nous faire avoir cette idée par le moyen d’une définition. C’eſt ſeulement exciter en nous d’autres idées ſimples par leurs noms connus ; ce qui ſera toûjours fort différent du véritable goût de ce Fruit. Il en eſt de même à l’égard de la Lumiére, des Couleurs & de toutes les autres Idées ſimples ; car la ſignification des ſons n’eſt pas naturelle, mais impoſée par une inſtitution arbitraire. C’eſt pourquoi il n’y a aucune définition de la Lumiére ou de la Rougeur qui ſoit plus capable d’exciter en nous aucune de ces Idées, que le ſon du mot lumiére, ou rougeur pourroit le faire par lui-même. Car eſpérer de produire une idée de lumiére ou de couleur par un ſon, de quelque maniére qu’il ſoit formé, c’eſt ſe figurer que les ſons pourront être vûs ou que les couleurs pourront être ouïes ; & attribuer aux oreilles la fonction de tous les autres Sens ; ce qui eſt autant que ſi l’on diſoit que nous pouvons goûter, flairer, & voir par le moyen des oreilles ; eſpèce de Philoſophie qui ne peut convenir qu’à Sancho Pança qui avoit la faculté de voir Dulcinée par ouï-dire. Soit donc conclu que quiconque n’a pas dejà reçu dans ſon Eſprit par la porte naturelle, l’idée ſimple qui eſt ſignifiée par un certain mot, ne ſauroit jamais venir à connoître la ſignification de ce Mot par le moyen d’autres mots ou ſons, quels qu’ils puiſſent être, de quelque maniére qu’ils ſoient joints enſemble par aucunes règles de Définition qu’on puiſſe jamais imaginer. Le ſeul moyen de la lui faire connoître, c’eſt de frapper ſes ſens par l’objet qui leur eſt propre, & de produire ainſi en lui l’idée dont il a déja appris le nom. Un homme aveugle qui aimoit l’étude, s’étant fort tourmenté la tête ſur le ſujet des Objets viſibles, & ayant conſulté les Livres & ſes Amis pour pouvoir comprendre les mots de lumiére & de couleur qu’il rencontroit ſouvent dans ſon chemin, dit un jour avec une extrême confiance, qu’il comprenoit enfin ce que ſignifioit l’Ecarlate. Sur quoi ſon Ami lui ayant demandé ce que c’étoit l’Ecarlate, C’eſt, répondit-il, quelque choſe de ſemblable au ſon de la Trompette. Quiconque prétendra découvrir ce qu’emporte le nom de quelque autre Idée ſimple par le ſeul moyen d’une Définition, ou par d’autres termes qu’on peut employer pour l’expliquer, ſe trouvera juſtement dans le cas de cet Aveugle.

§. 12.Le contraire paroit dans les Idées complexes par les exemples d’une Statuë & de l’Arc-en-Ciel. Il en eſt tout autrement à l’égard des Idées complexes. Comme elles ſont compoſées de pluſieurs Idées ſimples, les Mots qui ſignifient les différentes idées qui entrent dans cette compoſition, peuvent imprimer dans l’Eſprit des idées complexes qui n’y avoient jamais été, & en rendre par là les noms intelligibles. C’eſt dans de telles collections d’Idées, déſignées par un ſeul nom qu’à lieu la définition ou l’explication d’un Mot par pluſieurs autres, & qu’elle peut nous faire entendre les noms de certaines choſes qui n’étoient jamais tombées ſous nos Sens, & nous engager à former des Idées conformes à celles que les autres hommes ont dans l’Eſprit, lorſqu’ils ſe ſervent de ces noms-là ; pourvû que nul des termes de la Définition ne ſignifie aucune idée ſimple, que celui à qui on la propoſe, n’ait encore jamais eu dans l’Eſprit. Ainſi, le mot de Statuë