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Des Termes généraux. Liv. III.

attachée à ce nom, ne ceſſeroit pas d’être ce qu’elle eſt, & de ſervir comme de modelle pour déterminer quelles des Figures particuliéres qui ſe préſentent à nous, ont ou n’ont pas droit à ce nom de Cercle, & pour faire voir par même moyen laquelle de ces Figures ſeroit de cette Eſpèce dès-là qu’elle auroit cette eſſence. De même, quand bien il n’y auroit préſentement, ou n’y auroit jamais eu dans la Nature aucune Bête telle que la Licorne, ni aucun Poiſſon tel que la Siréne, cependant ſi l’on ſuppoſe que ces noms ſignifient des idées complexes & abſtraites qui ne renferment aucune impoſſibilité, l’eſſence d’une Siréne eſt auſſi intelligible que celle d’un Homme ; & l’idée d’une Licorne eſt auſſi certaine, auſſi conſtante & auſſi permanent que celle d’un Cheval. D’où il s’enſuit évidemment que les Eſſences ne ſont autre choſe que des idées abſtraites, par cela même qu’on dit qu’elles ſont immuables ; que cette doctrine de l’immutabilité des Eſſences eſt fondée ſur la Rélation qui eſt établie entre ces Idées abſtraites & certains ſons conſiderez comme ſignes de ces Idées, & qu’elle ſera toûjours véritable, pendant que le même nom peut avoir la même ſignification.

§. 20.Recapitulation. Pour conclurre ; voici en peu de mots ce que j’ai voulu dire ſur cette matiére, c’eſt que tout ce qu’on nous débite à grand bruit ſur les Genres, ſur les Eſpèces & ſur leurs Eſſences, n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, ſavoir, que les hommes venant à former des idées abſtraites, & à les fixer dans leur Eſprit avec des noms qu’ils leur aſſignent, ſe rendent par-là capables de conſiderer les choſes & d’en diſcourir, comme ſi elles étoient aſſemblées, pour ainſi dire, en divers faiſſeaux, afin de pouvoir plus commodément, plus promptement & plus facilement s’entre-communiquer leurs Penſées, & avancer dans la connoiſſance des choſes, où ils ne pourroient faire que des progrès fort lents, ſi leurs mots & leurs penſées étoient entiérement bornées à des choſes particuliéres.


CHAPITRE IV.

Des Noms des Idées ſimples.


§. 1. Les noms des Idées ſimples, des Modes, & des Subſtances ont chacun quelque choſe de particulier.
QUoi que les Mots ne ſignifient rien immédiatement que les idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui parle, comme je l’ai déja montré ; cependant après avoir fait une revûë plus exacte, nous trouverons que les noms des Idées ſimples, des Modes mixtes (ſous leſquels je comprens auſſi les Relations) & des Subſtances ont chacun quelque choſe de particulier, par où ils différent les uns des autres.

§. 2. 1. Les noms des Idées ſimples & des Subſtances donnent à entendre une exiſtence réelle. Et prémiérement, les noms des Idées ſimples & des Subſtances marquent, outre les idées abſtraites qu’ils ſignifient immédiatement, quelque exiſtence réelle, d’où leur patron original a été tiré. Mais les noms des Modes mixtes ſe terminent à l’idée qui eſt dans l’Eſprit, & ne portent pas nos penſées plus avant, comme nous verrons dans le Chapitre ſuivant.