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Des Termes généraux. Liv. III.

tes & complexes auxquelles nous avons attaché certains noms généraux.

§.18.L’Eſſence réelle & nominale la même dans les Idées ſimples & dans les Modes ; différente dans les Subſtances. Les Eſſences étant ainſi diſtinguées en nominales & réelles, nous pouvons remarquer outre cela, que dans les Eſpèces des Idées ſimples & des Modes, elles ſont toûjours les mêmes, mais que dans les Subſtances elles ſont toûjours entiérement différentes. Ainſi, une Figure qui termine un Eſpace par trois lignes, c’eſt l’eſſence d’un Triangle, tant réelle que nominale : car c’eſt non ſeulement l’idée abſtraite à laquelle le nom général eſt attaché, mais l’Eſſence ou l’Etre propre de la choſe même, le véritable fondement d’où procedent toutes ſes propriétez, & auquel elles ſont inſeparablement attachées. Mais il en eſt tout autrement à l’égard de cette portion de matiére qui compoſe l’Anneau que j’ai au doigt, dans laquelle ces deux eſſences ſont viſiblement différentes. Car c’eſt de la conſtitution réelle de ſes parties inſenſibles que dépendent toutes ces propriétez de couleur, de peſanteur, de fuſibilité, de fixité, &c. qu’on y peut obſerver. Et cette conſtitution nous eſt inconnuë, de ſorte que n’en ayant point d’idée, nous n’avons point de nom qui en ſoit le ſigne. Cependant c’eſt ſa couleur, ſon poids, ſa fuſibilité, & ſa fixité, &c. qui la font être de l’or, ou qui lui donnent droit à ce nom, qui eſt pour cet effet ſon eſſence nominale : puiſque rien ne peut avoir le nom d’or que ce qui a cette conformité de qualitez avec l’idée complexe & abſtraite à laquelle ce nom eſt attaché. Mais comme cette diſtinction d’eſſences appartient principalement aux Subſtances, nous aurons occaſion d’en parler plus au long, quand nous traiterons des noms des Subſtances.

§. 19.Eſſence ingénérables & incorruptibles. Une autre choſe qui peut faire voir encore que ces Idées abſtraites, déſignées par certains noms, ſont les Eſſences que nous concevons dans les Choſes, c’eſt ce qu’on a accoûtumé de dire, qu’elles ſont ingénérables & incorruptibles. Ce qui ne peut être véritable des Conſtitutions réelles des choſes, qui commencent & périſſent avec elles. Toutes les choſes qui exiſtent, excepté leur Auteur, ſont ſujettes au changement, & ſur-tout celles qui ſont dans notre connoiſſance, & que nous avons réduit à certaines Eſpèces ſous des noms diſtincts. Ainſi, ce qui hier étoit l’herbe, eſt demain la chair d’une Brebis, & peu de jours après fait partie d’un homme. Dans tous ces changemens & autres ſemblables, l’Eſſence réelle des Choſes, c’eſt à dire, la conſtitution d’où dépendent leurs différentes propriétez, eſt détruite & périt avec elles. Mais les Eſſences étant priſes pour des Idées établies dans l’Eſprit avec certains noms qui leur ont été donnez, ſont ſuppoſées reſter conſtamment les mêmes, à quelques changemens que ſoient expoſées les Subſtances particuliéres. Car quoi qu’il arrive d’Alexandre & de Bucephale, les idées auxquelles on a attaché les noms d’homme & de cheval ſont toûjours ſuppoſées demeurer les mêmes ; & par conſéquent les eſſences de ces Eſpèces ſont conſervées dans leur entier, quelques changemens qui arrivent à aucun Individu, ou même à tous les Individus de ces Eſpèces. C’eſt ainſi, dis-je, que l’eſſence d’une Eſpèce reſte en ſureté & dans ſon entier, ſans l’exiſtence même d’un ſeul Individu de cette Eſpèce. Car bien qu’il n’y eût préſentement aucun Cercle dans le Monde (comme peut-être cette Figure n’exiſte nulle part tracée exactement) cependant l’idée qui eſt