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Des Termes généraux. Liv. III.

que perdu ſa prémiére ſignification, & au lieu de déſigner la conſtitution réelle des choſes, il a preſque été entierement appliqué à la conſtitution artificielle du Genre & de l’Eſpèce. Il eſt vrai qu’on ſuppoſe ordinairement une conſtitution réelle de l’Eſpèce de chaque choſe, & il eſt hors de doute qu’il doit y avoir quelque conſtitution réelle, d’où chaque amas d’Idées ſimples coëxiſtantes doit dépendre. Mais comme il eſt évident que les Choſes ne ſont rangées en Sortes ou Eſpèces ſous certains noms qu’entant qu’elles conviennent avec certaines Idées abſtraites, auxquelles nous avons attaché ces noms-là, l’eſſence de chaque Genre ou Eſpèce vient ainſi à n’être autre choſe que l’Idée abſtraite, ſignifiée par le nom général ou ſpécifique. Et nous trouverons que c’eſt-là ce qu’emporte le mot d’eſſence ſelon l’uſage le plus ordinaire qu’on en fait. Il ne ſeroit pas mal, à mon avis, de déſigner ces deux ſortes d’eſſences par deux noms différens, & d’appeler la prémiére réelle, & l’autre eſſence nominale.

§. 16.Il y a une conſtante liaiſon entre le nom & l’eſſence nominale.

La ſuppoſition que les Eſpèces ſont diſtinguées par leurs eſſences réelles, eſt inutile.
Il y a une ſi étroite liaiſon entre l’eſſence nominale & le nom, qu’on ne peut attribuer le nom d’aucune ſorte de choſes à aucun Etre particulier qu’à celui qui a cette eſſence par où il répond à cette Idée abſtraite, dont le nom eſt le ſigne.

§. 17. A l’égard des Eſſences réelles des Subſtances corporelles, pour ne parler que de celles-là, il y a deux opinions, ſi je ne me trompe. L’une eſt de ceux qui ſe ſervant du mot eſſence ſans ſavoir ce que c’eſt, ſuppoſent un certain nombre de ces Eſſences, ſelon leſquelles toutes les choſes naturelles ſont formées, & auxquelles chacune d’elles participe exactement, par où elles viennent à être de telle ou de telle Eſpèce. L’autre opinion qui eſt beaucoup plus raiſonnable, eſt de ceux qui reconnoiſſent que toutes les Choſes naturelles ont une certaine conſtitution réelle, mais inconnuë, de leurs parties inſenſibles, d’où découlent ces Qualitez ſenſibles qui nous ſervent à diſtinguer en certaines ſortes, ſous de communes dénominations. La prémiére de ces Opinions qui ſuppoſe ces Eſſences comme autant de moule où ſont jettées toutes les choſes naturelles qui exiſtent & auxquelles elles ont également part, a, je penſe, fort embrouillé la connoiſſance des Choſes naturelles. Les fréquentes productions de Monſtres dans toutes les Eſpèces d’Animaux, la naiſſance des Imbecilles, & d’autres ſuites étranges des Enfantemens forment des difficultez qu’il n’eſt pas poſſible d’accorder avec cette hypothèſe : puiſqu’il eſt auſſi impoſſible que deux choſes qui participent exactement à la même eſſence réelle ayent différentes propriétez, qu’il eſt impoſſible que deux figures participant à la même eſſence réelle d’un Cercle ayent différentes propriétez. Mais quand il n’y auroit point d’autre raiſon contre une telle hypotheſe, cette ſuppoſition d’Eſſences qu’on ne ſauroit connoître, & qu’on regarde pourtant comme ce qui diſtingue les Eſpèces des Choſes, eſt ſi fort inutile, & ſi peu propre à avancer aucune partie de nos connoiſſances, que cela ſeul ſuffiroit pour nous le faire rejetter, & nous obliger à nous contenter de ces Eſſences des Eſpèces des Choſes, que nous ſommes capables de concevoir, & qu’on trouvera, après y avoir bien penſé, n’être autre choſe que ces Idées abſtrai-