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Des Termes généraux. Liv. III.

Eſpèce ; & puiſque la conformité à l’idée à laquelle le nom ſpécifique eſt attaché, eſt ce qui donne droit à ce nom de déſigner cette idée, il s’enſuit néceſſairement de là, qu’avoir cette eſſence, & avoir cette conformité, c’eſt une ſeule & même choſe, parce qu’être d’une telle Eſpèce, & avoir droit au nom de cette Eſpèce, eſt une ſeule & même choſe. Ainſi par exemple, c’eſt la même choſe d’être homme, ou de l’Eſpèce d’homme, & d’avoir droit au nom d’homme : comme être homme, ou de l’Eſpèce d’homme, & avoir l’eſſence d’homme, eſt une ſeule & même choſe. Or comme rien ne peut être homme, ou avoir droit au nom d’homme que ce qui a de la conformité avec l’idée abſtraite que le nom d’homme ſignifie ; & qu’aucune choſe ne peut être un homme ou avoir droit à l’Eſpèce d’homme, que ce qui a l’eſſence de cette Eſpèce, n’eſt qu’une ſeule & même choſe. Par où il eſt aiſé de voir que les eſſences des Eſpèces des Choſes & par conſéquent la réduction des Choſes en eſpèces eſt un ouvrage de l’Entendement qui forme lui-même ces idées générales par abſtraction.

§. 13.Les Eſpèces ſont l’ouvrage de l’Entendement, mais elles ſont fondées ſur la reſſemblance des Choſes. Je ne voudrois pas qu’on s’imaginât ici, que j’oublie, & moins encore que je nie que la Nature dans la production des Choſes en fait pluſieurs ſemblables. Rien n’eſt plus ordinaire ſur-tout dans les races des Animaux, & dans toutes les choſes qui ſe perpetuent par ſemence. Cependant, je croi pouvoir dire que la réduction de ces Choſes en eſpèces ſous certaines dénominations, eſt l’Ouvrage de l’Entendement qui prend occaſion de la reſſemblance qu’il remarque entre elles de former des idées abſtraites & générales, & de les fixer dans l’Eſprit ſous certains noms, qui ſont attachez à ces idées dont ils ſont comme autant de modèles, de ſorte qu’à meſure que les choſes particuliéres actuellement exiſtantes ſe trouvent conformes, à tels ou tels modelles, elles viennent à être d’une telle Eſpèce, à avoir une telle dénomination, ou à être rangées ſous une telle Claſſe. Car lorſque nous diſons, c’eſt un homme, c’eſt un cheval, c’eſt juſtice, c’eſt cruauté, c’eſt une montre, c’eſt une bouteille ; que faiſons-nous par-là que ranger ces choſes ſous différens noms ſpécifiques entant qu’elles conviennent aux idées abſtraites dont nous avons établi que ces noms ſeroient les ſignes ? Et que ſont les Eſſences de ces Eſpèces, diſtinguées & déſignées par certains noms, ſinon ces idées abſtraites, qui ſont comme des liens par où les choſes particulières actuellement exiſtantes ſont attachées aux noms ſous leſquels elles ſont rangées ? En effet, lorſque les termes généraux ont quelque liaiſon avec des Etres particuliers, ces idées abſtraites ſont comme un milieu qui unit ces Etres enſemble, de ſorte que les Eſſences des Eſpèces, ſelon que nous les diſtinguons, & les déſignons par des noms, ne ſont, & ne peuvent être autre choſe que ces Idées préciſes & abſtraites que nous avons dans l’Eſprit. C’eſt pourquoi ſi les Eſſences, ſuppoſées réelles, des Subſtances, ſont différentes de nos Idées abſtraites, elles ne ſauroient être les Eſſences des Eſpèces ſous leſquelles nous les rangeons. Car deux Eſpèces peuvent être avec autant de fondement une ſeule Eſpèce, que deux différentes Eſſences peuvent être l’eſſence d’une ſeule Eſpèce : & je voudrois bien qu’on me dît quelles ſont les altérations qui