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Des Termes généraux. Liv. III.

verſent (pour nous arrêter à cet exemple) ſont ſemblables aux perſonnes mêmes, & ne ſont que particuliéres. Les idées qu’ils ont de leur Nourrice & de leur Mére, ſont fort bien tracées dans leur Eſprit, & comme autant de fidelles tableaux y repréſentent uniquement ces Individus. Les noms qu’ils leur donnent d’abord, ſe terminent auſſi à ces Individus : ainſi les noms de Nourrice & de Maman, dont ſe ſervent les Enfans, ſe rapportent uniquement à ces perſonnes. Quand après cela le temps & une plus grande connoiſſance du Monde leur a fait obſerver qu’il y a pluſieurs autres Etres, qui par certains communs rapports de figure & de pluſieurs autres qualitez reſſemblent à leur Pére, à leur Mére, & aux autres perſonnes qu’ils ont accoûtumé de voir, ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces Etres particuliers participent également, & ils lui donnent comme les autres le nom d’homme, par exemple. Voilà comment ils viennent à avoir un nom général & une idée générale. En quoi ils ne forment rien de nouveau, mais écartant ſeulement de l’idée complexe qu’ils avoient de Pierre & de Jacques, de Marie & d’Elizabeth, ce qui eſt particulier & chacun d’eux, ils ne retiennent que ce qui leur eſt commun à tous.

§. 8. Par le même moyen qu’ils acquiérent le nom & l’idée générale d’Homme, ils acquiérent aiſément des noms, & des notions plus générales. Car venant à obſerver que pluſieurs choſes qui différent de l’idée qu’ils ont de l’Homme, & qui ne ſauroient par conſéquent être compriſes ſous ce nom, ont pourtant certaines qualitez en quoi elles conviennent avec l’Homme, ils ſe forment une autre idée plus générale en retenant ſeulement ces Qualitez & les réuniſſant dans une ſeule idée ; & en donnant un nom à cette idée, ils font un terme d’une comprehenſion plus étenduë. Or cette nouvelle Idée ne ſe fait point par aucune nouvelle addition, mais ſeulement comme la précedente, en ôtant la figure & quelques autres propriétez déſignées par le mot d’homme, & en retenant ſeulement un Corps, accompagné de vie, de ſentiment, & de motion ſpontannée, ce qui eſt compris ſous le nom d’Animal.

§. 9.Les Natures générales ne ſont autre choſe que des Idées abſtraites. Que ce ſoit là le moyen par où les hommes forment prémiérement les idées générales & les noms généraux qu’ils leur donnent, c’eſt, je croi, une choſe ſi évidente qu’il ne faut pour la prouver que conſiderer ce que nous faiſons nous-mêmes, ou ce que les autres font, & quelle eſt la route ordinaire que leur Eſprit prend pour arriver à la Connoiſſance. Que ſi l’on ſe figure que les natures ou notions générales ſont autre choſe que de telles idée abſtraites & partiales d’autres Idées plus complexes qui ont été prémiérement déduites de quelque exiſtence particuliére, on ſera, je penſe, bien en peine de ſavoir où les trouver. Car que quelqu’un refléchiſſe en ſoi-même ſur l’idée qu’il a de l’Homme, & qu’il me diſe enſuite en quoi elle différe de l’idée qu’il a de Pierre & de Paul, ou en quoi ſon idée de Cheval eſt différente de celle qu’il a de Bucephale, ſi ce n’eſt dans l’éloignement de quelque choſe qui eſt particulier à chacun de ces Individus, & dans la conſervation d’autant de particuliéres Idées complexes qu’il trouve convenir à pluſieurs exiſtences particulieres. De même, en ôtant, des Idées complexes, ſignifiées par les noms d’homme & de cheval, les ſeules idées