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Des Termes généraux. Liv. III.

§. 4. Mais en troiſiéme lieu, ſuppoſé que cela pût ſe faire, (ce que je ne croi pas) cependant un nom diſtinct pour chaque choſe particuliére ne ſeroit pas d’un grand uſage pour l’avancement de nos connoiſſances, qui, bien que fondées ſur des choſes particulières, s’étendent par des vûës générales qu’on ne peut former qu’en réduiſant les choſes à certaines eſpèces ſous des noms généraux. Ces Eſpèces ſont alors renfermées dans certaines bornes avec les noms qui leur appartiennent, & ne ſe multiplient pas chaque moment au delà de ce que l’Eſprit eſt capable de retenir, ou que l’uſage le requiert. C’eſt pour cela que les hommes ſe ſont arrêtez pour l’ordinaire à ces conceptions générales ; mais non pas pourtant juſqu’à s’abſtenir de diſtinguer les choſes particuliéres par des noms diſtincts, lorſque la néceſſité l’exige. C’eſt pourquoi dans leur propre Eſpèce avec qui ils ont le plus à faire, & qui leur fournit ſouvent des occaſions de faire mention de perſonnes particulières, ils ſe ſervent de noms propres, chaque Individu diſtinct étant déſigné par une particuliére & diſtincte dénomination.

§. 5.A quoi c’eſt qu’on a donné des noms propres. Outre les perſonnes, on a donné communément des noms particuliers aux Païs, aux Villes, aux Riviéres, aux Montagnes ; à d’autres telles diſtinctions de Lieu, & cela par la même raiſon ; je veux dire, à cauſe que les hommes ont ſouvent occaſion de les déſigner en particulier, & de les mettre, pour ainſi dire, devant les yeux des autres dans les entretiens qu’ils ont avec eux. Et je ſuis perſuadé que, ſi nous étions obligez de faire mention de Chevaux particuliers auſſi ſouvent que nous avons occaſion de parler de différens hommes en particulier, nous aurions pour déſigner les Chevaux des noms propres, qui nous ſeroient auſſi familiers, que ceux dont nous nous ſervons pour déſigner les hommes ; que le mot de Bucephale, par exemple, ſeroit d’un uſage auſſi commun que celui d’Alexandre. Auſſi voyons-nous que les Maquignons donnent des noms propres à leurs chevaux auſſi communément qu’à leurs valets, pour pouvoir les reconnoître, & les diſtinguer les uns des autres, parce qu’ils ont ſouvent occaſion de parler de tel ou tel cheval particulier, lorſqu’il eſt éloigné de leur vûë.

§. 6.Comment ſe font les termes généraux. Une autre choſe qu’il faut conſiderer après cela, c’eſt, comment ſe font les termes généraux. Car tout ce qui exiſte, étant particulier, comment eſt-ce que nous avons des termes généraux, & où trouvons-nous ces natures univerſelles que ces termes ſignifient ? Les Mots deviennent généraux lorſqu’ils ſont inſtituez ſignes d’Idées générales ; & les Idées deviennent générales lorſqu’on en ſépare les circonſtances du temps, du lieu & de toute autre idée qui peut les déterminer à telle ou telle exiſtence particuliére. Par cette ſorte d’abſtraction elles ſont renduës capables de repréſenter également pluſieurs choſes individuelles, dont chacune étant en elle-même conforme à cette idée abſtraite, eſt par-là de cette eſpèce de choſe, comme on parle.

§. 7. Mais pour expliquer ceci un peu plus diſtinctement, il ne ſera peut-être par hors de propos de conſiderer nos notions & les noms que nous leur donnons dès leur origine ; & d’obſerver par quels dégrez nous venons à former & à étendre nos Idées depuis notre prémiére Enfance. Il eſt tout viſible que les idées que les Enfans ſe font des perſonnes avec qui ils con-