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De la ſignification des Mots. Liv. III.

munes, & de toutes les Subſtances qui ſe préſentent ſouvent & familierement à nous.

§. 7.On ſe ſert ſouvent de mots auxquels on n’attache aucune ſignification. Il faut remarquer, en ſecond lieu, que, quoi que les Mots ne ſignifient proprement & immédiatement que les idées de celui qui parle ; cependant parce que par un uſage qui nous devient familier dès le berceau, nous apprenons très-parfaitement certains ſons articulez qui nous viennent promptement ſur la langue, & que nous pouvons rappeler à tout moment, mais dont nous prenons pas toûjours la peine d’examiner ou de fixer exactement la ſignification, il arrive ſouvent que les hommes appliquent davantage leurs penſées aux mots qu’aux choſes, lors même qu’ils voudroient s’appliquer à conſiderer attentivement les choſes en elles-mêmes. Et parce qu’on a appris la plûpart de ces mots, avant que de connoître les idées qu’ils ſignifient, il y a non ſeulement des Enfans, mais des hommes faits, qui parlent ſouvent comme des Perroquets, ſe ſervant de pluſieurs mots par la ſeule raiſon qu’ils ont appris ces ſons & qu’ils ſe ſont fait une habitude de les prononcer. Du reſte, tant que les Mots ont quelque ſignification, il y a, juſque-là, une conſtante liaiſon entre le ſon & l’idée, & une marque que l’un tient lieu de l’autre. Mais ſi l’on n’en fait pas cet uſage, ce ne ſont plus que de vains ſons qui ne ſignifient rien.

§. 8. La ſignification des Mots eſt parfaitement arbitraire. Les Mots, par un long familier uſage, excitent, comme nous venons de dire, certaines Idées dans l’Eſprit ſi reglément & avec tant de promptitude, que les hommes ſont portez à ſuppoſer qu’il y a une liaiſon naturelle entre ces deux choſes. Mais que les mots ne ſignifient autre choſe que les idées particuliéres des hommes, & cela par une inſtitution tout-à-fait arbitraire, c’eſt ce qui paroit évidemment en ce qu’ils n’excitent pas toûjours dans l’Eſprit des autres, (lors même qu’ils parlent le même Langage) les mêmes idées dont nous ſuppoſons qu’ils ſont les ſignes. Et chacun a une ſi inviolable liberté de faire ſignifier aux Mots telles idées qu’il veut, que perſonne n’a le pouvoir que d’autres ayent dans l’Eſprit les mêmes idées qu’il a lui-même quand il ſe ſert des mêmes Mots. C’eſt pourquoi Auguſte lui-même élevé à ce haut dégré de puiſſance qui le rendoit maître du Monde, reconnut qu’il n’étoit pas en ſon pouvoir de faire un nouveau mot Latin ; ce qui vouloit dire qu’il ne pouvoit pas établir par ſa pure volonté, de quelle idée un certain ſon devroit être le ſigne dans la bouche & dans le langage ordinaire de ſes Sujets. A la vérité, dans toutes les Langues l’Uſage approprie par un conſentement tacite certains ſons à certaines idées, & limite de telle ſorte la ſignification de ce ſon, que quiconque ne l’applique pas juſtement à la même idée, parle improprement : à quoi j’ajoute qu’à moins que les Mots dont un homme se ſert, n’excitent dans l’Eſprit de celui qui les écoute, les mêmes idées qu’il leur fait ſignifier en parlant, il ne parle pas d’une maniére intelligible. Mais quelle que ſoit la conſéquence que produit l’uſage qu’un homme fait des mots dans un ſens different de celui qu’ils ont généralement, ou de celui qu’y attache particulier la perſonne à qui il addreſſe ſon diſcours, il eſt certain que par rapport à celui qui s’en ſert, leur ſignification eſt bornée aux idées qu’il a dans l’Eſprit, & qu’ils ne peuvent être ſignes d’aucune autre choſe.