Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/369

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
326
De la ſignification des Mots. Liv. III.

& d’une Subſtance fort peſante. Un troiſiéme ajoûte à ces Qualitez la fuſibilité, & dès-là ce nom ſignifie à ſon égard un Corps brillant, jaune, fuſible, & fort peſant. Un autre ajoûte la malleabilité. Chacune de ces perſonnes ſe ſervent également du mot d’Or, lorſqu’ils ont occaſion d’exprimer l’idée à laquelle ils l’appliquent ; mais il eſt évident qu’aucun d’eux ne peut l’appliquer qu’à ſa propre idée, & qu’il ne ſauroit le rendre ſigne d’une idée complexe qu’il n’a pas dans l’Eſprit.

§. 4. Mais encore que les Mots, conſiderez dans l’uſage qu’en font les hommes, ne puiſſent ſignifier proprement & immédiatement rien autre choſe que les idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui parle, cependant les hommes leur attribuent dans leurs penſées un ſecret rapport à deux autres choſes.

Prémiérement, ils ſuppoſent que les Mots dont ils ſe ſervent, ſont ſignes des idées qui ſe trouvent auſſi dans l’Eſprit des autres hommes avec qui ils s’entretiennent. Car autrement ils parleroient en vain & ne pourroient être entendus, ſi les ſons qu’ils appliquent à une idée, étoient attachez à une autre idée par celui qui les écoute, ce qui ſeroit parler deux Langues. Mais dans cette occaſion, les hommes ne s’arrêtent pas ordinairement à examiner ſi l’idée qu’ils ont dans l’Eſprit, eſt la même que celle qui eſt dans l’Eſprit de ceux avec qui ils s’entretiennent. Ils s’imaginent qu’il leur ſuffit d’employer le mot dans le ſens qu’il a communément dans la Langue qu’ils parlent, ce qu’ils croyent faire ; & dans ce cas ils ſuppoſent que l’idée dont ils le font ſigne, eſt préciſément la même que les habiles gens du Païs attachent à ce nom-là.

§. 5. En ſecond lieu, parce que les hommes ſeroient fâchez qu’on crût qu’ils parlent ſimplement de ce qu’ils imaginent, mais qu’ils veulent auſſi qu’on s’imagine qu’ils parlent des choſes ſelon ce qu’elles ſont réellement en elles-mêmes, ils ſuppoſent ſouvent à cauſe de cela, que leurs paroles ſignifient auſſi la réalité des choſes. Mais comme ceci ſe rapporte plus particulierement aux Subſtances & à leurs noms, ainſi que ce que nous venons de dire dans le Paragraphe précedent ſe rapporte peut-être aux Idées ſimples & aux Modes, nous parlerons plus au long de ces deux différens moyens d’appliquer les Mots, lorſque nous traiterons en particulier des noms des Modes Mixtes & des Subſtances. Cependant, permettez-moi de dire ici en paſſant que c’eſt pervertir l’uſage des Mots, & embarraſſer leur ſignification d’une obſcurité & d’une confuſion inévitable, que de leur faire tenir lieu d’aucune autre choſe que des Idées que nous avons dans l’Eſprit.

§.6. Il faut conſiderer encore à l’egard des Mots, prémiérement qu’étant immédiatement les ſignes des Idées des hommes & par ce moyen les inſtrumens dont ils ſe ſervent pour s’entre-communiquer leurs conceptions, & exprimer l’un à l’autre les penſées qu’ils ont dans l’Eſprit, il ſe fait, par un conſtant uſage, une telle connexion entre certains ſons & les idées deſignées par ces ſons-là, que les noms qu’on entend, excitent dans l’Eſprit certaines idées avec preſque autant de promptitude & de facilité, que ſi les Objets propres à les produire, affectoient actuellement les Sens. C’eſt ce qui arrive évidemment à l’égard de toutes les Qualitez ſenſibles les plus com-