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De la ſignification des Mots. Liv. III.

traire en vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le ſigne d’une telle Idée. Ainſi, l’uſage des Mots conſiſte à être des marques ſenſibles des Idées : & les Idées qu’on déſigne par les Mots, ſont ce qu’ils ſignifient proprement & immédiatement.

§. 2.Ils ſont des ſignes ſenſibles des Idées de celui qui s’en ſert. Comme les hommes ſe ſervent de ces ſignes, ou pour enregîtrer, ſi j’oſe ainſi dire, leurs propres penſées afin de ſoulager leur mémoire, ou pour produire leurs Idées & les expoſer aux yeux des autres hommes, les Mots ne ſignifient autre choſe dans leur prémiére & immédiate ſignification, que les idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui s’en ſert, quelque imparfaitement ou negligemment que ces Idées ſoient déduites des choſes qu’on ſuppoſe qu’elles repréſentent. Lorſqu’un homme parle à un autre, c’eſt afin de pouvoir être entendu ; & le but du Langage eſt que ces ſons ou marques puiſſent faire connoître les idées de celui qui parle que les Mots ſont des ſignes, & perſonne ne peut les appliquer immédiatement comme ſignes à aucune autre choſe qu’aux idées qu’il a lui-même dans l’Eſprit : car en uſer autrement, ce ſeroit les rendre ſignes de nos propres conceptions, & les appliquer cependant à d’autres idées, c’eſt-à-dire faire qu’en même temps ils fuſſent & ne fuſſent pas des ſignes de nos Idées, & par cela même qu’ils ne ſignifiaſſent effectivement rien du tout. Comme les Mots ſont des ſignes volontaires qu’il employe pour déſigner des choſes qu’il ne connoît point. Ce ſeroit vouloir les rendre ſignes de rien, de vains ſons deſtituez de toute ſignification. Un homme ne peut pas faire que ſes Mots ſoient ſignes, ou des qualitez qui ſont dans les choſes, ou des conceptions qui ſe trouvent dans l’Eſprit d’une autre perſonne, s’il n’a lui-même aucune idée de ces qualitez & de ces conceptions. Juſqu’à ce qu’il ait quelques idées de ſon propre fonds, il ne ſauroit ſuppoſer que certaines idées correſpondent aux conceptions d’une autre perſonne, ni ſe ſervir d’aucuns ſignes pour les exprimer ; car alors ce ſeroient des ſignes de ce qu’il ne connoîtroit pas, c’eſt-à-dire des ſignes d’un Rien. Mais lorſqu’il ſe repréſente à lui-même les idées des autres hommes par celles qu’il a lui-même, s’il conſent de leur donner les mêmes noms que les autres hommes leur donnent, c’eſt toûjours à ſes propres idées qu’il donne ces noms, aux idées qu’il a, & non à celles qu’il n’a pas.

§. 3. Cela eſt ſi néceſſaire dans le Langage, qu’à cet égard l’homme habile & l’ignorant, le ſavant & l’idiot ſe ſervent des mots de la même maniére, lorſqu’ils y attachent quelque ſignification. Je veux dire que les mots ſignifient dans la bouche de chaque homme les idées qu’il a dans l’Eſprit, & qu’il voudroit exprimer par ces mots-là. Ainſi, un Enfant n’ayant remarqué dans le Metal qu’il entend nommer Or, rien autre choſe qu’une brillante couleur jaune, applique ſeulement le mot d’Or à l’idée qu’il a de cette couleur, & à nulle autre choſe ; c’eſt pourquoi il donne le nom d’Or à cette même couleur qu’il voit dans la queuë d’un Paon. Un autre qui a mieux obſervé ce metal, ajoûte à la couleur jaune une grande peſanteur ; & alors le mot d’Or ſignifie dans ſa bouche une idée complexe d’un Jaune brillant,