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Des Mots ou du Langage en général. Liv. III.

voient ſans peine faire connoître par des mots toutes leurs autres idées, puiſqu’elles ne pouvoient conſiſter qu’en des perceptions extérieures & ſenſibles, ou en des opérations intérieures de leur Eſprit ſur ces perceptions : car comme il a été prouvé, nous n’avons abſolument aucune idée qui ne vienne originairement des Objets ſenſibles & extérieurs, ou des opérations intérieures de l’Eſprit, que nous ſentons, & dont nous ſommes intérieurement convaincus en nous-mêmes.

§. 6. Diviſions générale de ce Troiſieme Livre. Mais pour mieux comprendre quel eſt l’uſage & la force du Langage, entant qu’il ſert à l’inſtruction & à la connoiſſance, il eſt à propos de voir en prémier lieu, A quoi c’eſt que les noms ſont immediatement appliquez dans l’uſage qu’on fait du Langage.

Et puiſque tous les noms (excepté les noms propres) ſont généraux, & qu’ils ne ſignifient pas en particulier telle ou telle choſe ſinguliére, mais les eſpèces des choſes ; il ſera néceſſaire de conſidérer, en ſecond lieu, Ce que c’eſt que les Eſpèces & les Genres des Choſes, en quoi ils conſiſtent, & comment ils viennent à être formez. Après avoir examiné ces choſes comme il faut, nous ſerons mieux en état de découvrir le veritable uſage des mots, les perfections & les imperfections naturelles du Langage, & les remedes qu’il faut employer pour éviter dans la ſignification des mots l’obſcurité ou l’incertitude, ſans quoi il eſt impoſſible de diſcourir nettement ou avec ordre de la connoiſſance des choſes, qui roulant ſur des Propoſitions pour l’ordinaire univerſelles, a plus de liaiſon avec les mots qu’on n’eſt peut-être porté à ſe l’imaginer.

Ces conſidérations ſeront donc le ſujet des Chapitres ſuivans.


CHAPITRE II.

De la ſignification des Mots


§. 1. Les Mots des ſignes ſenſibles néceſſaires aux hommes pour s’entre communiquer leurs penſées.
QUoique l’Homme aît une grande diverſité de penſées, qui ſont telles que les autres hommes en peuvent recueillir auſſi bien que lui, beaucoup de plaiſir & d’utilité ; elles ſont pourtant toutes renfermées dans ſon Eſprit, inviſibles & cachées aux autres, & ne ſauroient paroître d’elles-mêmes. Comme on ne ſauroit jouïr des avantages & des commoditez de la Societé, ſans une communication de penſées, il étoit néceſſaire que l’Homme inventât quelques ſignes extérieurs & ſenſibles par leſquels ces Idées inviſibles dont ſes penſées ſont compoſées, puſſent être manifeſtées aux autres. Rien n’étoit plus propre pour cet effet, ſoit à l’égard de la fécondité ou de la promptitude, que ces ſons articulez qu’il ſe trouve capable de former avec tant de facilité & de variété. Nous voyons par-là, comment les Mots qui étoient ſi bien adaptez à cette fin par la Nature, viennent à être employez par les hommes pour être ſignes de leurs Idées, & non par aucune liaiſon naturelle qu’il y aît entre certains ſons articulez & certaines idées, car en ce cas-là il n’y auroit qu’une Langue parmi les hommes) mais par une inſtitution arbi-