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De l'Aſſociation des Idées. Liv. II.

que autre choſe qui aveugle leur Entendement, & les empêche de voir la fauſſeté de ce qu’ils prennent pour la Vérité toute pure. Si l’on prend la peine d’examiner ce que c’eſt qui captive ainſi la Raiſon des perſonnes les plus ſincéres, & qui leur aveugle l’Eſprit juſqu’à les faire agir contre le Sens commun, on trouvera que c’eſt cela même dont nous parlons préſentement, je veux dire quelques Idées indépendantes qui n’ont aucune liaiſon entre elles, mais qui ſont tellement combinées dans leur Eſprit par l’éducation, par la coutûme, & par le bruit qu’on en fait inceſſamment dans leur Parti, qu’elles s’y montrent toûjours enſemble ; de ſorte que ne pouvant non plus les ſéparer en eux-mêmes, que ſi ce n’étoit qu’une ſeule idée, ils prennent l’une pour l’autre. C’eſt ce qui fait paſſer le galimathias pour bon ſens, les abſurditez pour des démonſtrations, & les diſcours les plus incompatibles pour des raiſonnemens ſolides & bien ſuivis. C’eſt le fondement, j’ai penſé dire, de toutes les erreurs qui regnent dans le Monde, mais ſi la choſe ne doit point être pouſſée juſque-là, c’eſt du moins l’un des plus dangereux, puiſque par-tout où il s’étend, il empêche les hommes de voir, & d’entrer dans aucun examen. Lorſque deux choſes actuellement ſéparées paroiſſent à la vûë conſtamment jointes, ſi l’Oeuil les voit comme colées enſemble, quoi qu’elles ſoient ſéparées en effet, par où commencerez-vous à rectifier les erreurs attachées à deux Idées que des perſonnes qui voyent les objets de cette maniére ſont accoûtumées d’unir dans leur Eſprit juſqu’à ſubſtituer l’une à la place de l’autre, & ſi je ne me trompe, ſans s’en appercevoir eux-mêmes ? Pendant tout le temps que les choſes leur paroiſſent ainſi, ils ſont dans l’impuiſſance d’être convaincu de leur erreur, & s’applaudiſſent eux-mêmes comme s’ils étoient de zélez défenſeurs de la Vérité, quoi qu’en effet ils ſoûtiennent le parti de l’Erreur ; & cette confuſion de deux Idées différentes, que la liaiſon qu’ils ont accoûtumé d’en faire dans leur Eſprit, leur fait preſque regarder comme une ſeule idée, leur remplit la tête de fauſſes vûës, & les entraîne dans une infinité de mauvais raiſonnemens.

§. 19.Concluſion de ce ſecond Livre. Après avoir expoſé tout ce qu’on vient de voir ſur l’origine, les différentes eſpèces, l’etenduë de nos Idées, avec pluſieurs autres conſiderations ſur ces inſtrumens ou materiaux de nos connoiſſances, (je ne ſai laquelle de ces deux dénominations leur convient le mieux) après cela, dis-je, je devrois en vertu de la methode que je m’étois propoſée d’abord, m’attacher à faire voir quel eſt l’uſage que l’Entendement fait de ces Idées ; & laquelle eſt la connoiſſance que nous acquerons par leur moyen. Mais venant à conſiderer la choſe de plus près, j’ai trouvé qu’il y a une ſi étroite liaiſon entre les Idées & les Mots ; & un rapport ſi conſtant entre les idées abſtraites, & les Termes généraux, qu’il eſt impoſſible de parler clairement & diſtinctement de notre Connoiſſance, qui conſiſte toute en Propoſitions, ſans examiner auparavant, la nature, l’uſage & la ſignification du Langage : ce ſera donc le ſujet du Livre ſuivant.

Fin du Second Livre.