Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
320
De l’Aſſociation des Idées. Liv. II.

qu’ils ſoient ; & cela, à cauſe de quelques idées accidentelles qui y ont été attachées, & qui leur rendent ces Chambres & ces Vaiſſeaux déſagréables. Et qui eſt-ce qui n’a pas remarqué certaines gens qui ſont atterrez à la préſence ou dans la compagnie de quelques autres perſonnes qui ne leur ſont pas autrement ſuperieures, mais qui ont une fois pris de l’aſcendant ſur eux en certaines occaſions ? L’idée d’autorité & de reſpect ſe trouve ſi bien jointe avec l’idée de la perſonne, dans l’Eſprit de celui qui a été une fois ainſi ſoûmis, qu’il n’eſt plus capable de les ſéparer.

§. 16.Exemple qu’on ajoûte pour ſa ſingularité. On trouve par-tout tant d’exemples de cette eſpèce, que ſi j’en ajoûte un autre, c’eſt ſeulement pour ſa plaiſante ſingularité. C’eſt celui d’un jeune homme qui ayant appris à danſer, & même juſqu’à un grand point de perfection dans une Chambre où il avoit par hazard un vieux cofre tandis qu’il apprenoit à danſer, combina de telle maniere dans ſon Eſprit l’idée de ce cofre avec les tours & les pas de toutes ſes Danſes, que quoi qu’il danſât très-bien dans cette Chambre, il n’y pouvoit danſer que lorſque ce vieux Cofre y étoit, & ne pouvoit danſer dans aucune autre Chambre, à moins que ce cofre ou quelque autre ſemblable n’y fût dans ſa juſte poſition. Si l’on ſoupçonne que cette hiſtoire ait reçu quelque embelliſſement qui en a corrompu la vérité, je répons pour moi que je la tiens depuis quelques années d’un homme d’honneur, plein de bon Sens, qui a vû lui-même la choſe telle que je viens de la raconter. Et j’oſe dire que parmi les perſonnes accoûtumées à faire des reflexions, qui liront ceci, il y en a peu qui n’ayent ouï raconter, ou même vû des exemples de cette nature, qui peuvent être comparez à celui-ci, ou du moins le juſtifier.

§.17.On contracte de la même maniére des habitudes intellectuelles. Les habitudes intellectuelles qu’on a contractées de cette maniére, ne ſont pas moins fortes ni moins fréquentes, pour être moins obſervées. Que les Idées de l’Etre & de la Matiére ſoient fortement unies enſemble ou par l’Education ou par une trop grande application à ces deux idées pendant qu’elles ſont ainſi combinées dans l’Eſprit, quelles notions & quels raiſonnemens ne produiront-elles pas touchant les Eſprits ſéparez ? Qu’une coûtume contractée dès la prémiére Enfance, aît une fois attaché une forme & une figure à l’idée de Dieu, dans quelles abſurditez une telle penſée ne nous jettera-t-elle pas ([1]) à l’égard de la Divinité ?

§. 18.Ces combinaiſons d’idées contraires à la nature produiſent tant de divers ſentimens extravagans dans la Philoſophie & dans la Religion. On trouvera, ſans doute, que ce ſont de pareilles combinaiſons d’Idées, mal fondées & contraires à la Nature, qui produiſent ces oppoſitions irréconciliables qu’on voit entre différentes Sectes de Philoſophie & de Religion : car nous ne ſaurions imaginer que chacun de ceux qui ſuivent ces différentes Sectes, ſe trompe volontairement ſoi-même, & rejette contre ſa propre conſcience la Vérité qui lui eſt offerte par des raiſons évidentes. Quoi que l’Intérêt aît beaucoup de part dans cette affaire, on ne ſauroit pourtant ſe perſuader qu’il corrompe ſi univerſellement des Sociétez entieres d’hommes, que chacun d’eux juſqu’à un ſeul ſoûtienne des fauſſetez contre ſes propres lumiéres. On doit reconnoitre qu’il y en a au moins quelques-uns qui ſont ce que tous prétendent faire, c’eſt-à-dire, qui cherchent ſincerement la Vérité. Et par conſéquent, il faut qu’il y aît quel-

  1. Voyez ce qui a été remarqué ſur cela, pag. 51. ſur le §. 16. du Ch. III. Liv. 1.