Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
319
Del'Aſſociation des Idées. Liv. II.

C’eſt ainſi qu’il naît ſouvent des haines pour des ſujets fort legers & preſque innocens ; & que les querelles s’entretiennent & ſe perpetuent dans le Monde.

§. 12.Troiſième exemple. Un homme a ſouffert de la douleur, ou a été malade dans un certain Lieu : il a vû mourir ſon ami dans une telle chambre. Quoi que ces choſes n’ayent naturellement aucune liaiſon l’une avec l’autre, cependant l’impreſſion étant une fois faite, lorſque l’idée de ce Lieu ſe préſente à ſon Eſprit, elle porte avec elle une idée de douleur & de déplaiſir ; il les confond enſemble, & peut auſſi peu ſouffrir, l’une de l’autre.

§. 13.Quatrième exemple. Lorſque cette combinaiſon eſt formée, & durant tout le temps qu’elle ſubſiſte, il n’eſt pas au pouvoir de la raiſon d’en détourner les effets. Les Idées qui ſont dans notre Eſprit, ne peuvent qu’y operer tandis qu’elles y ſont, ſelon leur nature & leurs circonſtances : d’où l’on peut voir pourquoi le temps diſſipe certaines affectations que la Raiſon ne ſauroit vaincre, quoi que ſes ſuggeſtions ſoient très-juſtes & reconnuës pour telles : & que les mêmes perſonnes ſur qui la Raiſon ne peut rien dans ce cas-là, ſoient portées à la ſuivre en d’autres rencontres. La mort d’un Enfant qui faiſoit le plaiſir continuel des yeux de ſa Mère & la plus grande ſatisfaction de ſon Ame, bannit la joye de ſon cœur & la privant de toutes les douceurs de la vie lui cauſe tous les tourmens imaginables. Employez pour la conſoler, les meilleures raiſons du monde, vous avancerez tout autant que ſi vous exhortiez un homme qui eſt à la queſtion, à être tranquille ; & que vous prétendiſſiez adoucir par de beaux diſcours la douleur que lui cauſe la contorſion de ſes membres. Juſqu’à ce que le temps ait inſenſiblement diſſipé le ſentiment que produit, dans l’Eſprit de cette Mére affligée, l’idée de ſon Enfant qui lui revient dans la mémoire, tout ce qu’on peut lui repréſenter de plus raiſonnable, eſt abſolument inutile. De là vient que certaines perſonnes en qui l’union de ces Idées ne peut être diſſipée, paſſent leur vie dans le deuil, & portent leur triſteſſe dans le tombeau.

§. 14.Cinquième exemple bien remarquable. Un de mes Amis a connu un homme qui ayant été parfaitement guéri de la rage par une operation extremement ſenſible, ſe reconnut obligé toute ſa vie à celui qui lui avoit rendu ce ſervice, qu’il regardoit comme le plus grand qu’il pût jamais recevoir. Mais malgré tout ce que la reconnoiſſance & la raiſon pouvoient lui ſuggerer, il ne put jamais ſouffrir la vûe de l’Operateur. Cette image lui rappelloit toûjours l’idée de l’extrême douleur qu’il avoit enduré par ſes mains : idée qu’il ne lui étoit pas poſſible de ſupporter, tant elle faiſoit de violentes impreſſions ſur ſon Eſprit.

§. 15.Autres exemples. Pluſieurs Enfans imputant les mauvais traitemens qu’ils ont endurez dans les Ecoles, à leurs Livres qui en ont été l’occaſion, joignent ſi bien ces idées qu’ils regardent un Livre avec averſion, & ne peuvent plus concevoir de l’inclination pour l’étude & pour les Livres ; de ſorte que la lecture, qui autrement auroit peut-être fait le plus grand plaiſir de leur vie, leur devient un véritable ſupplice. Il y a des Chambres aſſez commodes où certaines perſonnes ne ſauroient étudier, & des Vaiſſeaux d’une certaine forme où ils ne ſauroient jamais boire, quelque propres & commodes