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De l’Aſſociation des Idées. Liv. II.

coupables de ce défaut qui ont le cœur bien fait, & ne ſont point ſottement entêtez de leur propre mérite. Et ſouvent une perſonne écoute avec ſurpriſe les raiſonnemens d’un habile homme dont il admire l’opiniâtreté, pendant que lui-même réſiſte à des raiſons de la dernière évidence qu’on lui propoſe fort diſtinctement.

§. 3.Il ne ſuffit pas, pour expliquer ce défaut d’en attribuer la cauſe à l’Education & aux préjuger. On eſt accoûtumé d’imputer ce défaut de raiſon, à l’Education & à la force des préjugez ; & ce n’eſt pas ſans ſujet pour l’ordinaire, quoi que cela n’aille pas juſqu’à la racine du mal, & ne montre pas aſſez nettement d’où il vient, & en quoi il conſiſte. On eſt ſouvent très-bien fondé à en attribuer la cauſe à l’Education ; & le terme de Préjugé eſt un mot général très-propre à déſigner la choſe même. Cependant je croi que qui voudra conduire cette eſpèce de folie juſques à ſa ſource, doit porter la vûë un peu plus loin, & en expliquer la nature de telle ſorte qu’il faſſe voir d’où ce mal procede originairement dans des Eſprits fort raiſonnables, & en quoi c’est qu’il conſiſte préciſément.

§. 4.Pourquoi on lui donne le nom de folie ? Quelque rude que ſoit le nom de folie que je lui donne, on n’aura pas de peine à me le pardonner, ſi l’on conſidére que l’oppoſition à la Raiſon ne merite point d’autre titre. C’eſt effectivement une folie, & il n’y a preſque perſonne qui en ſoit ſi exempt, qu’il ne fût jugé plus propre à être mis aux Petites-Maiſons qu’à être reçu dans la compagnie des honnêtes gens, s’il raiſonnoit & agiſſoit toûjours & en toutes occaſions, comme il fait conſtamment en certaines rencontres. Je ne veux pas dire, lors qu’il eſt en proye à quelque violente paſſion, mais dans le cours ordinaire de ſa vie. Ce qui ſervira encore plus à excuſer l’uſage de ce mot, & la liberté que je prens d’imputer une choſe ſi choquante à la plus grande partie du Genre Humain, c’eſt ce que j’ai ** Pag. 134. Chap. XI. §. 23. déjà dit en paſſant, & en peu de mots ſur la nature de la Folie. J’ai trouvé que la folie découle de la même ſource, & dépend de la même cauſe que ce défaut dont nous parlons préſentement. La conſideration des choſes mêmes me ſuggera tout d’un coup cette penſée, lorſque je ne ſongeois à rien moins qu’au ſujet que je traite dans ce Chapitre. Et ſi c’eſt effectivement une foibleſſe à laquelle tous les hommes ſoient ſi fort ſujets ; ſi c’eſt une tache ſi univerſellement répanduë ſur le Genre Humain, il faut prendre d’autant plus de ſoin de la faire connoître par ſon veritable nom, afin d’engager les hommes à s’appliquer plus fortement à prévenir ce défaut, ou à s’en défaire lorſqu’ils en ſont entachez.

§. 5.Ce défaut vient d’une liaiſon d’idées non-naturelle. Quelques-unes de nos Idées ont entr’elles une correſpondance & une liaiſon naturelle. Le devoir & la plus grande perfection de notre Raiſon conſiſte à découvrir ces Idées & à les tenir enſemble dans cette union & dans cette correſpondance qui eſt fondée ſur leur exiſtence particuliére. Il y a une autre liaiſon d’idées qui dépend uniquement du hazard ou de la coûtume, de ſorte que des Idées qui d’elles-mêmes n’ont abſolument aucune connexion naturelle, viennent à être ſi fort unies dans l’Eſprit de certaines perſonnes, qu’il eſt fort difficile de les ſéparer. Elles vont toûjours de compagnie, & l’une n’eſt pas plûtôt préſente à l’Entendement, que celle qui lui eſt aſſociée, paroit auſſi-tôt ; & s’il y en a plus de deux ainſi unies, elles vont auſſi toutes enſemble, ſans ſe ſéparer jamais.