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Des Vrayes & des Fauſſes Idées. Liv. II.

Tartare lui convienne, je veux la déſigner par le nom d’homme ou de Tartare, on aura droit de juger qu’il y a de la bizarrerie dans l’impoſition d’un tel nom, mais nullement que je me trompe dans mon Jugement, & que cette Idée eſt fauſſe.

§. 26.On pourroit plus proprement appeller ſes Idées, juſtes ou fautives, que vrayes ou fauſſes. En un mot, je croi que nos Idées, conſiderées par l’Eſprit ou par rapport à la ſignification propre des noms qu’on leur donne ou par rapport à la réalité des choſes, peuvent être fort bien nommées idées ([1]) juſtes ou fautives, ſelon qu’elles conviennent ou diſconviennent aux Modèles auxquels on les rapporte. Mais qui voudra les appeler véritables ou fauſſes, peut le faire. Il eſt juſte qu’il jouïſſe de la liberté que chacun peut prendre de donner aux choſes tels noms qu’il juge leur convenir le mieux, quoi que ſelon la propriété du Langage, la vérité & la fauſſeté ne puiſſent guere convenir aux Idées, ce me ſemble, ſinon entant que d’une maniére ou d’autre elles renferment virtuellement quelque Propoſition mentale. Les Idées qui ſont dans l’Eſprit d’un homme, conſiderées ſimplement en elles-mêmes, ne ſauroient être fauſſes, excepté les Idées complexes dont les parties ſont incompatibles. Toutes les autres Idées ſont droites en elles-mêmes, & la connoiſſance qu’on en a, eſt une connoiſſance droite & véritable. Mais quand nous venons à les rapporter à certaines choſes, comme à leurs Modèles ou Archetypes, alors elles peuvent être fauſſes, autant qu’elles s’éloignent de ces Archetypes.



CHAPITRE XXXIII.

De l’Aſſociation des Idées.


§. 1.Bizarre aſſortiment d’Idées qu’on découvre dans les diſcours ou les actions d’autrui.
IL n’y a preſque perſonne qui ne remarque dans les opinions, dans les raiſonnemens & dans les actions des autres hommes quelque choſe qui lui paroit bizarre & extravagant, & qui l’eſt en effet. Chacun a la vûë aſſez perçante pour obſerver dans un autre le moindre défaut de cette eſpèce s’il eſt différent de celui qu’il a lui-même, & il ne manque pas de ſe ſervir de ſa Raiſon pour le condamner ; quoi qu’il y aît dans ſes opinions & dans ſa conduite de plus grandes irrégularitez dont il ne s’apperçoit jamais ; & dont il ſeroit difficile, pour ne pas dire impoſſible, de le convaincre.

§. 2. Ne vient point abſolument de l’Amour propre. Cela ne vient pas abſolument de l’Amour propre, quoi que cette paſſion aît ſouvent beaucoup de part. On voit tous les jours des gens

  1. Il n’y a point de mots en François qui répondent mieux au deux mots Anglois right or wrong, dont l’Auteur ſe ſert en cette occaſion. On entend ce que c’eſt qu’une idée juſte, & nous n’avons point, à ce que je croi, de terme oppoſé à juſte, prix en ce ſens-là, qui ſoit plus propre que celui de fautif, qui n’eſt pourtant pas trop bon, mais dont il faut ſe ſervir, faute d’autre.