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Des Vrayes & des Fauſſes Idées. Liv. II.

§. 23.Troiſiéme cas. En troiſiéme lieu, lorſqu’ayant réuni dans ſon Idée complexe, un certain nombre d’idées ſimples qui exiſtent réellement enſemble dans quelques eſpèces de créatures, & en ayant exclus d’autres qui en ſont autant inſeparables, il juge que c’eſt l’idée parfaite & complete d’une eſpèce de choſes, ce qui n’eſt point effectivement : comme ſi venant à joindre les idées d’une ſubſtance jaune, malleable, fort peſante & fuſible, il ſuppoſe que cette idée complexe eſt une idée complete de l’Or, quoi qu’une certaine fixité & la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale ſoient auſſi inſeparables des autres idées ou qualitez de ce Corps, que celles-là le ſont l’une de l’autre.

§. 24.Quatriéme cas. En quatriéme lieu, la mépriſe eſt encore plus grande, quand je juge que cette idée complexe renferme l’eſſence réelle d’un Corps exiſtant ; puiſqu’il ne contient tout au plus qu’un petit nombre de propriétez qui découlent de ſon eſſence & paſſives que tel ou tel Corps a par rapport à d’autres choſes ; toutes celles qu’on connoit communément dans un Corps, & dont on forme ordinairement l’idée complexe de cette eſpèce de choſes, ne ſont qu’en très-petit nombre en comparaiſon de ce qu’un homme qui l’a examiné en différentes maniéres, connoit de cette eſpèce particuliére ; & toutes celles que les plus habiles connoiſſent, ſont encore en fort petit nombre, en comparaiſon de celles qui ſont réellement dans ce Corps & qui dépendent de ſa conſtitution intérieure ou eſſentielle. L’eſſence d’un Triangle eſt fort bornée : elle conſiſte dans un très-petit nombre d’idées ; trois lignes qui terminent un Eſpace, qu’on n’en ſauroit connoître ou nombrer. Je m’imagine qu’il en eſt de même à l’égard des ſubſtances ; leurs eſſences réelles ſe réduiſent à peu de choſe ; & les propriétez qui découlent de cette conſtitution intérieure, ſont infinies.

§. 25. Enfin, comme l’Homme n’a aucune notion de quoi que ce ſoit hors de lui, que par l’idée qu’il en a dans ſon Eſprit, & à laquelle il peut donner tel nom qu’il voudra, il peut à la verité former une idée qui ne s’accorde ni avec la réalité des choſes ni avec les Idées exprimées par des mots dont les autres hommes ſe ſervent communément, mais il ne ſauroit ſe faire une fauſſe idée d’une choſe qui ne lui eſt point autrement connuë que par l’idée qu’il n’en a. Par exemple, lorſque je me forme une idée des jambes, des bras & du corps d’un Homme, & que j’y joins la tête & le cou d’un Cheval, je ne me fais point de fauſſe idée de quoi que ce ſoit ; parce que cette idée ne repréſente rien hors de moi. Mais lorſque je nomme cela un homme ou un Tartare ; & que je me figure qu’il repréſente quelque Etre réel hors de moi, ou que c’eſt la même idée que d’autres déſignent par ce même nom, je puis me tromper en ces deux cas. Et c’eſt dans ce ſens qu’on l’appelle une fauſſe idée, quoi qu’à parler exactement, la fauſſeté ne tombe pas ſur l’idée, mais ſur une Propoſition tacite & mentale, dans laquelle on attribuë à deux choſes une conformité & une reſſemblance qu’elles n’ont point effectivement. Cependant, ſi après avoir formé une telle idée dans mon Eſprit, ſans penſer en moi-même que l’exiſtence ou le nom d’homme ou de