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Des Vrayes & des Fauſſes Idées. Liv. II.

n’employe dans un ſens fort étendu, & un peu éloigné de leur propre et juſte ſignification ? Je croi pourtant que, lorſque les Idées ſont nommées vrayes ou fauſſes, il y a toûjours quelque propoſition tacite, qui eſt le fondement de cette dénomination, comme on le verra, ſi l’on examine les occaſions particuliéres où elles viennent à être ainſi nommées. Nous trouverons, dis-je, dans toutes ces rencontres, quelque eſpèce d’affirmation ou de negation qui autoriſe cette dénomination-là. Car nos Idées n’étant autre choſe que de ſimples apparences ou perceptions dans notre Eſprit, on ne ſauroit dire, à les conſiderer proprement & purement en elles-mêmes, qu’elles ſoient vrayes ou fauſſes, non plus que le ſimple nom d’aucune choſe ne peut être appellé vrai ou faux.

§. 2.Ce qu’on nomme vérité métaphyſique contient une Propoſition tacite. On peut dire, à la vérité, que les Idées & les Mots ſont véritables à prendre le mot de vérité dans un ſens métaphyſique, comme on dit de toutes les autres choſes, de quelque maniére qu’elles exiſtent, qu’elles ſont véritables, c’eſt-à-dire, qu’elles ſont véritablement telles qu’elles exiſtent : quoi que dans les choſes que nous appellons véritables même en ce ſens, il y ait peut-être un ſecret rapport à nos Idées que nous regardons comme la meſure de cette eſpèce de vérité, ce qui revient à une Propoſition mentale, encore qu’on ne s’en apperçoive pas ordinairement.

§. 3.Nulle Idée n’eſt vraye ou fauſſe entant qu’elle eſt une apparence dans l’Eſprit. Mais ce n’eſt pas en prenant le mot de vérité dans ce ſens métaphyſique, que nous examinons ſi nos Idées peuvent être vrayes ou fauſſes, mais dans le ſens qu’on donne le plus communément à ces mots. Cela poſé, je dis que les Idées n’étant dans l’Eſprit qu’autant d’apparences ou de perceptions, il n’y en a point de fauſſe. Ainſi l’idée d’un Centaure ne renferme pas plus de fauſſeté lorſqu’elle ſe préſente à notre Eſprit, que le nom de Centaure en a lorſqu’il eſt prononcé ou écrit ſur le papier. Car la vérité ou la fauſſeté étant toûjours attachées à quelque affirmation ou negation, mentale ou verbale, nulle de nos Idées ne peut être fauſſe, autant que l’Eſprit vienne à en porter quelque jugement, c’eſt-à-dire, à en affirmer ou nier quelque choſe.

§. 4.Les Idées entant qu’elles ſont rapportées à quelque choſe peuvent être vrayes ou fauſſes. Toutes les fois que l’Eſprit rapporte quelqu’une de ſes idées à quelque choſe qui leur eſt extérieur, elles peuvent être nommées vrayes ou fauſſes, parce que dans ce rapport l’Eſprit fait une ſuppoſition tacite de leur conformité avec cette choſe-là : & ſelon que cette ſuppoſition vient à être vraye ou fauſſe, les Idées elles-mêmes ſont nommées vrayes ou fauſſes. Voici les cas les plus ordinaires où cela arrive.

§. 5.Les Idées des autres hommes, l’exiſtence réelle, les eſſences ſuppoſées réelles, ſont les choſes à quoi les hommes rapportent ordinairement leurs Idées. Prémiérement, lorſque l’Eſprit ſuppoſe que quelqu’une de ſes idées eſt conforme à une idée qui eſt dans l’Eſprit d’une autre perſonne ſous un même nom commun : quand, par exemple, l’Eſprit s’imagine ou juge que ſes Idées de Juſtice, de Temperance, de Religion, ſont les mêmes que celles que d’autres hommes déſignent par ces noms-là.

En ſecond lieu, lorſque l’Eſprit ſuppoſe qu’une Idée qu’il a en lui-même eſt conforme à quelque choſe qui exiſte réellement. Ainſi, l’Idée d’un homme & celle d’un Centaure étant ſuppoſées des Idées de ceux Subſtances réelles, l’une eſt véritable & l’autre fauſſe, l’une étant conforme à ce qui a exiſté réellement, & l’autre ne l’étant pas.