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Des Idées completes & incompletes.Liv. II.

d’un Homme. Cependant ſi vous demandez, quelles ſont ces Eſſences réelles, vous verrez clairement que les hommes ſont dans une entiére ignorance à cet égard ; & qu’ils ne ſavent abſolument point ce que c’eſt. D’où il s’enſuit que les Idées qu’ils ont dans l’Eſprit, étant rapportées à des eſſences réelles comme & des Archetypes qui leur ſont inconnus, doivent être ſi éloignées d’être completes, qu’on ne peut pas même ſuppoſer qu’elles ſoient en aucune maniére des repréſentations de ces Eſſences. Les idées complexes que nous avons des Subſtances, ſont, comme j’ai déja montré, certaines collections d’Idées ſimples qu’on a obſervé ou ſuppoſé exiſter conſtamment enſemble. Mais une telle idée complexe ne ſauroit être l’eſſence réelle d’aucune Subſtance : car ſi cela étoit, les proprietez que nous découvrons dans tel ou tel Corps, dépendroient de cette idée complexe ; elles en pourroient être déduites, & l’on connoîtroit la connexion néceſſaire qu’elles auroient avec cette idée, ainſi que toutes les propriétez d’un Triangle dépendent, & peuvent être déduites, autant qu’on peut les connoître de l’idée complexe de trois lignes qui enferment un Eſpace. Mais il eſt évident que nos Idées complexes des Subſtances ne renferment point de telles idées d’où elles dépendent toutes les autres Qualitez qu’on peut rencontrer dans les Subſtances. Par exemple, l’idée commune que les hommes ont du Fer, c’eſt un Corps d’une certaine couleur, d’un certain poids, & d’une certaine dureté : & une des propriétez qu’ils regardent appartenir à ce Corps ; c’eſt la malléabilité. Cependant cette propriété n’a point de liaiſon néceſſaire avec une telle idée complexe, ou avec une aucune de ſes parties : car il n’y a pas plus de raiſon de juger que la malléabilité dépend de cette couleur, de ce poids & de cette dureté, que de croire que cette couleur ou ce poids dépendent de ſa malleabilité. Mais quoi que nous connaiſſions point ces Eſſences réelles, rien n’eſt pourtant plus ordinaire que de voir des gens qui rapportent les différentes eſpèces des choſes à de telles eſſences. Ainſi la plûpart des hommes ſuppoſent hardiment que cette partie particuliere de Matiére dont eſt compoſé l’Anneau que j’ai au doigt, a une eſſence réelle qui le fait être de l’Or, & que c’eſt de là que procedent les Qualitez que j’y remarque, ſavoir, ſa couleur particuliére, ſon poids, ſa dureté, ſa fuſibilité, ſa fixité, comme parlent les Chimiſtes, & le changement de couleur qui lui arrive dès qu’elle eſt touchée legerement par du Vif-argent &c. Mais quand je veux entrer dans la recherche de cette Eſſence, d’où découlent toutes ces propriétez, je vois nettement que je ne ſaurois la découvrir. Tout ce que je puis faire, c’eſt de préſumer que cet Anneau n’étant autre choſe que corps, ſon eſſence réelle ou ſa conſtitution intérieure d’où dépendent ces Qualitez, ne peut être autre choſe que la figure, la groſſeur & la liaiſon de ſes parties ſolides : mais comme je ne puis avoir aucune idée de ſon eſſence réelle qui fait que cet Anneau a une couleur jaune qui lui eſt particuliére, une plus grande peſanteur qu’aucune choſe que je connoiſſe d’un pareil volume, & une diſpoſition à changer de couleur par l’attouchement du Vif-argent. Que ſi quelqu’un dit que l’Eſſence réelle & la conſtitution intérieure d’où dépendent ces propriétez, n’eſt pas la figu-