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XXXIII
DE L’AUTEUR

qu’il faut l’apprêter autrement, ſi vous voulez que certaines perſonnes qui ont d’ailleurs l’eſtomac fort bon, puiſſent digerer. La vérité eſt que ceux qui m’ont exhorté à publier cet Ouvrage, m’ont conſeillé par cette raiſon de le publier tel qu’il eſt ; ce que je ſuis bien aiſe d’apprendre à quiconque ſe donnera la peine de le lire. J’ai ſi peu d’envie d’être imprimé, que ſi je ne me flattois que cet Eſſai pourroit être de quelque uſage aux autres comme je croi qu’il l’a été à moi-même, je me ſerois contenté de le faire voir à ces mêmes Amis qui m’ont fourni la prémiére occaſion de le compoſer. Mon deſſein ayant donc été, en publiant cet Ouvrage, d’être autant utile qu’il dépend de moi, j’ai crû que je devois néceſſairement rendre ce que j’avois à dire, auſſi clair & auſſi intelligible que je pourrois, à toute ſorte de Lecteurs. J’aime bien mieux que les Eſprits ſpeculatifs & pénétrans ſe plaignent que je les ennuye, en quelques endroits de mon Livre, que ſi d’autres perſonnes qui ne ſont pas accoûtumées à des ſpeculations abſtraites, ou qui ſont prévenuës de notions différentes de celles que je leur propoſe, n’entroient pas dans mon ſens ou ne pouvoient abſolument point comprendre mes penſées.

On regardera peut-être comme l’effet d’une vanité ou d’une inſolence inſupportable, que je prétende inſtruire un Siécle auſſi éclairé que le nôtre, puiſque c’eſt à peu près à quoi ſe réduit ce que je viens d’avoûër, que je publie cet Eſſai dans l’eſpérance qu’il pourra être utile à d’autres. Mais s’il eſt permis de parler librement de ceux qui par une feinte modeſtie publient que ce qu’ils écrivent n’eſt d’aucune utilité, je croi qu’il y a beaucoup plus de vanité & d’inſolence de ſe proposer aucun autre but que l’utilité publique en mettant un Livre au jour ; de ſorte que qui fait imprimer un Ouvrage où il ne prétend pas que les Lecteurs trouvent rien d’utile ni pour eux ni pour les autres, péche viſiblement contre le reſpect qu’il doit au Public. Quand bien ce Livre ſeroit effectivement de cet ordre, mon deſſein ne laiſſera pas d’être loûable, & j’eſpére que la bonté de mon intention excuſera le peu de valeur du Préſent que je fais au Public. C’eſt là principalement ce qui me raſſûre contre la crainte des Cenſures auxquelles je n’attens pas d’échapper plûtôt que de plus excellens Ecrivains. Les Principes, les Notions, & les Goûts des hommes ſont ſi différens, qu’il eſt mal-aiſé de trouver un Livre qui plaiſe ou déplaiſe à tout le monde. Je reconnois que le Siécle où nous vivons n’eſt pas le moins éclairé, & qu’il n’eſt pas par conſéquent le plus facile à contenter. Si je n’ai pas le bonheur de plairre, perſonne ne doit s’en prendre à moi. Je déclare naïvement à tous mes Lecteurs qu’excepté une demi-douzaine de perſonnes, ce n’étoit pas pour eux que cet Ouvrage avoit d’abord été deſtiné, & qu’ainſi il n’eſt pas néceſſaire qu’ils ſe donnent la peine de ſe ranger dans ce petit nombre. Mais ſi, malgré tout cela, quelqu’un juge à propos de critiquer ce Livre avec un Eſprit d’aigreur & de médiſance, il peut le faire hardiment, car je trouverai le moyen d’employer mon temps à quelque choſe de meilleur qu’à repouſſer ſes attaques. J’aurai toûjours la ſatisfaction d’avoir eu pour but de chercher la Vérité & d’être de quelque utilité aux hommes, quoi que par un moyen fort peu conſiderable. La République des Lettres ne manque pas préſentement de fameux Architectes, qui, dans les grands deſſeins qu’ils ſe propoſent pour l’avancement des Sciences, laiſſeront des Monumens qui ſeront admirez de la Poſterité la plus reculée ; mais tout le monde ne peut pas eſpérer d’être