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Des Relations Morales. Liv. II.

venuë ſa Mére ; qu’enſuite elle a eu Cajus de la même maniére, j’aurois une notion auſſi claire de la relation de frere entre Titus & Cajus, que ſi j’avois tout le ſavoir des ſages-femmes ; parce que tout le fondement de cette relation roule ſur cette notion, que la même femme a également contribué à leur naiſſance en qualité de Mére (quoi que je fuſſe dans l’ignorance ou dans l’erreur à l’égard de la maniére) & que la naiſſance de ces deux Enfans convient dans cette circonſtance, en quoi que ce ſoit qu’elle conſiſte effectivement. Pour fonder la notion de fraternité qui eſt ou n’eſt pas entr’eux, il me ſuffit de les comparer ſur l’origine qu’ils tirent d’une même perſonne, ſans que je connoiſſe les circonſtances particuliéres de cette origine. Mais quoi que les idées des Relations particuliéres puiſſent être auſſi claires & auſſi diſtinctes dans l’Eſprit de ceux qui les conſiderent dûement, que les idées de Modes mixtes, & plus déterminées que celles des Subſtances, cependant les termes de Relation ſont ſouvent auſſi ambigus, & d’une ſignification auſſi incertaine, que les noms des Subſtances ou des modes mixtes ; & beaucoup plus, que ceux des Idées ſimples. La raiſon de cela, c’eſt que les termes relatifs étant des ſignes d’une comparaiſon, qui ſe fait uniquement par les penſées des hommes, & dont l’idée n’exiſte que dans leur Eſprit, les hommes appliquent ſouvent ces termes à différentes comparaiſons de choſes, ſelon leurs propres imaginations ([1]) qui ne correſpondent pas toûjours à l’imagination d’autres perſonnes qui ſe ſervent des mêmes mots.

§. 20.La notion de la Relation eſt la même, ſoit que la règle à laquelle une action eſt comparée ſoit vraye ou fauſſe. Je remarque en troiſiéme lieu, que dans les Relations que je nomme morales, j’ai une véritable notion du Rapport en comparant l’action avec une certaine Règle, ſoit que la Règle ſoit vraye, ou fauſſe. Car ſi je meſure une choſe avec une Autre, je ſai ſi la choſe que je meſure eſt plus longue ou plus courte que cette Aune prétenduë, quoi que peut-être l’Aune dont je me ſers, ne ſoit pas exactement juſte, ce qui à la vérité eſt une Queſtion tout-à-fait différente. Car quoi que la Règle ſoit fauſſe & que je me méprenne en la prenant pour bonne, cela n’empêche pourtant pas, que la convenance ou la disconvenance qui ſe remarque dans ce que je compare à cette Règle, ne me faſſe voir la relation. A la vérité en me ſervant d’une

  1. Il me ſouvient à ce propos d’une plaiſante équivoque fondée ſur ce que M. Locke dit ici. Deux Femmes converſant enſemble, l’une vint à parler d’un certain homme de ſa connoiſſance, & dit que c’étoit un très-bon homme. Mais quelque temps après, s’étant engagée à le caractériſer plus particulierement, elle ajoûta que c’étoit un homme injuſte, de mauvaiſe humeur, qui par ſa dureté & ſes manieres violentes ſe rendoit inſupportable à ſa Femme, à ſes Enfans, & à tous ceux qui avoient à faire avec lui. Sur cela l’autre perſonne qui avoit l’Eſprit juſte & pénétrant, ſurpriſe de ce nouveau caractere qui lui paraiſſoit incompatible avec le prémier, s’écria, Mais n’avez-vous pas dit tout à l’heure que c’étoit un très-bon homme ? Oui vraiment, je l’ai dit, repliqua-t-elle auſſitôt : mais je vous aſſure, Madame, qu’on n’en vaut pas mieux pour être bon : faiſant ſentir par le ton railleur dont elle prononça ces derniéres paroles qu’elle étoit fort ſurpriſe à ſon tour, que la perſonne qui lui faiſoit une ſi pitoyable Objection, eût vécu ſi long-temps dans le monde ſans s’être apperçue d’une choſe ſi ordinaire. C’eſt que dans le language de cette bonne Femme, être bon ne ſignifioit autre choſe qu’aller ſouvent à l’Egliſe, & s’acquitter exactement de tous les devoirs exterieurs de la Religion.