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XXXII
PREFACE

tre la main à la plume, je crus que tout ce que j’avois à dire, pourroit être renfermé dans une feuille de Papier. Mais à meſure que j’avançai, je découvris toûjours plus de païs : & les découvertes que je faiſois, m’engagerent dans de nouvelles recherches, l’Ouvrage parvint inſenſiblement à la groſſeur où vous le voyez préſentement. Je ne veux pas nier qu’on ne pût le réduire peut-être à un plus petit Volume, & en abreger quelques parties, parce que la maniére dont il a été écrit, par parcelles, à diverſes repriſes, & en differens intervalles de tems, a pu m’entrainer dans quelques repetitions. Mais à vous parler franchement, je n’ai préſentement ni le courage ni le loiſir de le faire plus court.

Je n’ignore pas à quoi j’expoſe ma propre reputation en mettant au jour mon Ouvrage avec un défaut ſi propre à dégouter les Lecteurs les plus judicieux qui ſont toûjours les plus délicats. Mais ceux qui ſavent que la Pareſſe ſe paye aiſément des moindres excuſes, me pardonneront ſi je lui ai laiſſé prendre de l’empire ſur moi dans cette occaſion, où je pense avoir une fort bonne raiſon de ne pas la combattre. Je pourrois alleguer pour ma défenſe, que la même Notion ayant différens rapports, peut être propre ou néceſſaire à prouver ou à éclaircir différentes parties d’un même Diſcours, & que c’eſt là ce qui eſt arrivé en pluſieurs endroits de celui que je donne préſentement au Public : mais ſans appuyer ſur cela, j’avoûerai de bonne foi que j’ai quelquefois inſiſté long temps ſur un même Argument, & que je l’ai exprimé en diverſes maniéres dans des vûës tout-à-fait différentes. Je ne prétens pas publier cet Eſſai pour inſtruire ces perſonnes d’une vaſte comprehension, dont l’Eſprit vif & pénétrant voit auſſi-tôt le fond des choſes ; je me reconnois un ſimple Ecolier auprès de ces grands Maîtres. C’eſt-pourquoi je les avertis par avance de ne s’attendre pas à voir ici autre choſe que des penſées communes que mon Eſprit m’a fournies, & qui ſont proportionnées à des Eſprits de la même portée, leſquels ne trouveront peut-être pas mauvais que j’aye pris quelque peine pour leur faire voir clairement certaines véritez que des Préjugez établis, ou ce qu’il y a de trop abſtrait dans les Idées mêmes, peuvent avoir rendu difficiles à comprendre. Certains Objets ont beſoin d’être tournez de tous côtez pour pouvoir être vûs diſtinctement, & lorsqu’une Notion eſt nouvelle à l’Eſprit, comme je confeſſe que quelques-unes de celles-ci le ſont à mon égard, ou qu’elle eſt éloignée du chemin battu, comme je m’imagine que pluſieurs de celles que je propoſe dans cet Ouvrage, le paroîtront aux autres, une ſimple vûë ne suffit pas pour la faire entrer dans l’Entendement de chaque perſonne, ou pour l’y fixer par une impreſſion nette & durable. Il y a peu de gens, à mon avis, qui n’ayent obſervé en eux-mêmes, ou dans les autres, que ce qui propoſé d’une certaine manière, avoit été fort obſcur, eſt devenu fort clair & fort intelligible, exprimé en d’autres termes ; quoi que dans la ſuite l’Eſprit ne trouvât pas grand’ différence dans ces différentes phraſes, & qu’il fut ſurpris que l’une eût été moins aiſée à entendre que l’autre. Mais chaque choſe ne frappe pas également l’imagination de chaque homme en particulier. Il n’y a pas moins de différence dans l’Entendement des hommes que dans leur Palais & quiconque ſe figure que la même vérité ſera également goûtée de tous, étant propoſée à chacun de la même manière, peut eſpérer avec autant de fondement regaler tous les hommes avec un même ragoût. Le mets peut être excellent en lui-même : mais aſſaiſonné de cette maniére, il ne ſera pas au goût de tout le monde : de ſorte