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Des Relations Morales. Liv. II.

vie, la liberté ou les biens ; ce qui eſt le châtiment des offenſes commiſes contre cette Loi.

§. 10.La Loi Philoſophique eſt la meſure du vice & de la vertu. Il y a, en troiſième lieu, la Loi d’opinion ou de reputation. On prétend & on ſuppoſe par tout le Monde que les mots de Vertu & de Vice ſignifient des actions bonnes & mauvaiſes de leur nature : & tant qu’ils ſont réellement appliquez en ce ſens, la Vertu s’accorde parfaitement avec la Loi Divine dont je viens de parler ; & le Vice eſt tout-à-fait la même choſe que ce qui eſt contraire à cette Loi. Mais quelles que ſoient les prétenſions des hommes ſur cet article, il eſt viſible que ces noms de Vertu & de Vice, conſiderez dans les applications particuliéres qu’on en fait parmi les diverſes nations, & les différentes Sociétez d’hommes repanduës ſur la Terre, ſont conſtamment & uniquement attribuez à telles ou telles actions qui dans chaque Païs & dans chaque Société ſont reputées honorables ou honteuſes. Et il ne faut pas trouver étrange que les hommes en uſent ainſi, je veux dire que par tout le Monde ils donnent le nom de vertu aux actions qui parmi eux ſont jugées dignes de louange, & qu’ils appellent vice tout ce qui leur paroît digne de blâme. Car autrement, ils ſe condamneroient eux-mêmes, s’ils jugeoient qu’une choſe eſt bonne & juſte ſans l’accompagner d’aucune marque d’eſtime, & qu’une autre eſt mauvaise ſans y attacher aucune idée de blâme. Ainſi, la meſure de ce qu’on appelle vertu & vice & qui paſſe pour tel dans tout le Monde, c’eſt cette approbation ou ce mépris, cette eſtime ou ce blâme qui s’établit par un ſecret & tacite conſentement en différentes Sociétez & Aſſemblées d’hommes ; par où différentes Actions ſont eſtimées ou mépriſées parmi eux, ſelon le jugement, les maximes & les coûtumes de chaque Lieu. Car quoi que les hommes réunis en Sociétez politiques, ayent reſigné entre les mains du Public la diſpoſition de toutes les forces, de ſorte qu’ils ne peuvent pas les employer contre aucun de leurs Concitoyens au delà de ce qui eſt permis par Loi du Païs, ils retiennent pourtant toûjours la puiſſance de penſer bien ou mal, d’approuver ou deſapprouver les actions de ceux avec qui ils vivent & entretiennent quelque liaiſon ; & c’eſt par cette approbation & ce deſaveu qu’ils établiſſent parmi eux ce qu’ils veulent appeller Vertu & Vice.

§. 11. Que ce ſoit là la meſure ordinaire de ce qu’on nomme Vertu & Vice, c’eſt ce qui paroitra à quiconque conſiderera, que, quoi que ce qui paſſe pour vice dans un Païs ſoit regardé dans un autre comme une vertu, ou du moins comme une action indifférente, cependant la vertu & la louange, le vice & le blâme vont par tout de compagnie. En tous lieux ce qui paſſe pour vertu, eſt cela même qu’on juge digne de louange, & l’on ne donne ce nom à aucune autre choſe qu’à ce qui remporte l’eſtime publique. Que dis-je ? La vertu & la louange ſont unies ſi étroitement enſemble, qu’on les déſigne ſouvent par le même nom : ([1]) Sunt hic etiam ſua præmia laudi, dit Virgile ; & Ciceron, Nihil habet natura præſtantius quàm honeſtatem, quàm laudem, quàm dignitatem, quàm decus. Quæſt. Tuſculanarum Lib.

  1. Æneid. Lib. I. verſ. 461. Il eſt viſible que le mot Lans qui ſignifie ordinairement l’approbation duë à la Vertu, ſe prend ici pour la Vertu même.