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Ce que c’eſt qu’Identité,

venoit à recevoir du plaiſir ou de la douleur, c’eſt-à-dire, des récompenſes ou des peines en conſéquence d’une telle action, ce ſeroit autant que s’il devenoit heureux ou malheureux dès le premier moment de ſon exiſtence ſans l’avoir mérité en aucune maniére. Car ſuppoſé qu’un homme fût puni préſentement pour ce qu’il a fait dans une autre vie, mais dont on ne ſauroit lui faire avoir abſolument aucune con-ſcience, il eſt tout viſible qu’il n’y auroit aucune difference entre un tel traitement, & celui qu’on lui feroit en le créant miſerable. C’eſt pourquoi S. Paul nous dit, qu’au Jour du Jugement où Dieu rendra à chacun ſelon ſes œuvres, les ſecrets de tous les Cœurs ſeront manifeſtez. La ſentence ſera juſtifiée par la conviction même où ſeront tous les hommes, que dans quelque Corps qu’ils paroiſſent, où à quelque Subſtance que ce ſentiment intérieur ſoit attaché, ils ont Eux-mêmes commis telles ou telles actions, & qu’ils méritent le châtiment qui leur eſt infligé pour les avoir commiſes.

§. 27. Je n’ai pas de peine à croire que certaines ſuppoſitions que j’ai faites pour éclaircir cette matiére, paroîtront étranges à quelques-uns de mes Lecteurs ; & peut-être le ſont-elles effectivement. Il me ſemble pourtant qu’elles ſont excuſables, vû l’ignorance où nous ſommes concernant la nature de cette Choſe penſante qui eſt en nous, & que nous regardons comme Nous-mêmes. Si nous ſavions ce que c’eſt que cet Etre, ou Comment il eſt uni à un certain aſſemblage d’Eſprits Animaux qui ſont dans un flux continuel, ou s’il pourroit ou ne pourroit pas penſer & ſe reſſouvenir hors d’un Corps organizé comme ſont les nôtres ; & ſi Dieu a jugé à propos d’établir qu’un tel Eſprit ne fût uni qu’à un tel Corps, en ſorte que ſa faculté de retenir ou de rappeller les Idées dépendît de la juſte conſtitution des organes de ce Corps, ſi, dis-je, nous étions une fois bien inſtruits de toutes ces choſes, nous pourrions voir l’abſurdité de quelques-unes des ſuppoſitions que je viens de faire. Mais ſi dans les ténèbres où nous ſommes ſur ce ſujet, nous prenons l’Eſprit de l’Homme, comme on a accoûtumé de faire préſentement, pour une Subſtance immaterielle, indépendante de la Matiére, à l’égard de laquelle il eſt également indifférent, il ne peut y avoir aucune abſurdité, fondée ſur la nature des choſes, à ſuppoſer que le même Eſprit peut en divers temps être uni à différens Corps, & compoſer avec eux un ſeul homme durant un certain temps, tout ainſi que nous ſuppoſons que ce qui étoit hier une partie du Corps d’une Brebis peut être demain une partie du Corps d’un homme, & faire dans cette union une partie vitale de Melibée auſſi bien qu’il faiſoit auparavant une partie de ſon Belier.

§. 28. Enfin, toute Subſtance qui commence à exiſter, doit néceſſairement être la même durant ſon exiſtence : de même, quelque compoſition de Subſtances qui vienne à exiſter, le compoſé doit être le même pendant que ces Subſtances ſont ainſi jointes enſembles ; & tout Mode qui commence à exiſter, eſt auſſi le même durant tout le temps de ſon exiſtence. Enfin la même Règle a lieu, ſoit que la compoſition renferme des Subſtances diſtinctes, ou différens Modes. D’où il paroît que la difficulté ou l’obſcurité qu’il y a dans cette matiére vient plûtôt des Mots mal appliquez, que de l’obſcurité des Choſes mêmes. Car quelle que ſoit la choſe qui conſti-