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Ce que c’eſt qu’Identité,

cela n’eſt point ainſi, que de nous en remettre à la Bonté de Dieu : car autant que la felicité ou la miſére de quelqu’une de ſes créatures capables de ſentiment, ſe trouve intereſſée en cela, il faut croire que ce Etre ſuprême dont la Bonté eſt infinie, ne tranſportera pas de l’une à l’autre en conſéquence de l’erreur où elles pourroient être, le ſentiment qu’elles ont de leurs bonnes ou de leurs mauvaiſes actions, qui entraîne après lui la peine ou la récompenſe. Je laiſſe à d’autres à juger juſqu’où ce raiſonnement peut être preſſé contre ceux qui font conſiſter la Penſée dans un aſſemblage d’Eſprits Animaux qui ſont dans un flux continuel. Mais pour revenir à la Queſtion que nous avons en main, on doit reconnoître que ſi la même con-ſcience, qui eſt une choſe entiérement différente de la même figure ou du même mouvement numerique dans le Corps, peut être tranſportée d’une Subſtance penſante à une autre Subſtance penſante, il ſe pourra faire que deux Subſtances penſantes ne conſtituent qu’une ſeule perſonne. Car l’Identité perſonnelle eſt conſervée, dès là que la même con-ſcience eſt préſervée dans la même Subſtance, ou dans differentes Subſtances.

§. 14. Quant à la ſeconde partie de la Queſtion, qui eſt, Si la même Subſtance immaterielle reſtant, il peut y avoir deux Perſonnes diſtinctes ; elle me paroît fondée ſur ceci, ſavoir, ſi le même Etre immateriel convaincu en lui-même de ſes actions paſſées, peut être tout-à-fait dépouillé de tout ſentiment de ſon exiſtence paſſée, & le perdre entiérement, ſans le pouvoir jamais recouvrer ; de ſorte que commençant, pour ainſi dire, un nouveau compte depuis une nouvelle période, il aît une con-ſcience, qui ne puiſſe s’étendre au delà de ce nouvel état. Tous ceux qui croyent la préexiſtence des Ames, ſont viſiblement dans cette penſée, puiſqu’ils reconnoiſſent que l’Ame n’a aucun reſte de connoiſſance de ce qu’elle a fait dans l’état où elle a préexiſté, ou entierement ſeparée du Corps, ou dans un autre Corps. Et s’ils faiſoient difficulté de l’avoûër, l’Experience ſeroit viſiblement contre eux. Ainſi, l’Identité perſonnelle ne s’étendant pas plus loin que le ſentiment intérieur qu’on a de ſa propre exiſtence, un Eſprit préexiſtant qui n’a pas paſſé tant de ſiécles dans une parfaite inſenſibilité, doit néceſſairement conſtituer différentes perſonnes. Suppoſez un Chrétien Platonicien ou Pythagorien qui ſe crût en droit de conclurre de ce que Dieu auroit terminé le ſeptiéme jour tous les Ouvrages de la Création, que ſon Ame a exiſté depuis ce temps-là, & qu’il vînt à s’imaginer qu’elle auroit paſſé dans différens Corps Humains, comme un homme que j’ai vû, qui étoit perſuadé que ſon Ame avoit été l’Ame de Socrate ; (je n’examinerai point ſi cette prétenſion étoit bien fondée, mais ce que je puis aſſûrer certainement, c’eſt que dans le poſte qu’il a rempli, & qui n’étoit pas de petite importance, il a paſſé pour un homme fort raiſonnable ; & il a paru par ſes Ouvrages qui ont vû le jour, qu’il ne manquoit ni d’eſprit ni de ſavoir) cet homme ou quelque autre qui crut la Tranſmigration des Ames, diroit-il qu’il pourroit être la même perſonne que Socrate, quoi qu’il ne trouvât en lui-même aucun ſentiment des actions ou des penſées de Socrate ? Qu’un homme, après avoir refléchi ſur ſoi-même, concluë qu’il a en lui-même une Ame immaterielle qui eſt ce qui penſe en lui, & le fait être le