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Ce que c’eſt qu’Identité,

te con-ſcience qui eſt attachée aux penſées que nous avons en veillant. Comme, dis-je, dans tous ces cas le ſentiment que nous avons de nous-mêmes eſt interrompu, & que nous nous perdons nous-mêmes de vûë par rapport au paſſé, on peut douter ſi nous ſommes toûjours la même Choſe penſante, c’eſt-à-dire, la même Subſtance, ou non. Lequel doute, quelque raiſonnable ou déraiſonnable qu’il ſoit, n’intereſſe en aucune maniére l’Identité perſonnelle. Car il s’agit de ſavoir ce qui fait la même perſonne, & non ſi c’eſt préciſément la même Subſtance qui penſe toûjours dans la même perſonne, ce qui ne fait rien dans ce cas : parce que différentes Subſtances peuvent être unies dans une ſeule perſonne par le moyen de la même con-ſcience à laquelle ils ont part, tout ainſi que différens Corps ſont unis par la même vie dans un ſeul animal, dont l’Identité eſt conſervée parmi le changement de Subſtances, à la faveur de l’unité d’une même vie continuée. En effet, comme c’eſt la même con-ſcience qui fait qu’un homme eſt le même à lui-même, l’Identité perſonnelle ne dépend que de là, ſoit que cette conſcience ne ſoit attachée qu’à une ſeule Subſtance individuelle, ou qu’elle puiſſe être continuée dans différentes Subſtances qui ſe succedent l’une à l’autre. En effet, tant qu’un Etre intelligent peut repeter en ſoi-même l’idée d’une action paſſée avec la même con-ſcience qu’il en avoit eu prémiérement, & avec la même qu’il a d’une action préſente, juſque-là il eſt le même ſoi. Car c’eſt par la con-ſcience qu’il a en lui-même de ſes penſées & de ſes actions préſentes qu’il eſt dans ce moment le même à lui-même ; & par la même raiſon il ſera le même ſoi, auſſi long-temps que cette con-ſcience peut s’étendre aux actions paſſées ou à venir : de ſorte qu’il ne ſauroit non plus être deux Perſonnes par la diſtance des temps, ou par le changement de Subſtance, qu’un homme être deux hommes, parce qu’il porte aujourd’hui un habit qu’il ne portoit pas hier, après avoir dormi entre-deux pendant un long ou un court eſpace de temps. Cette même con-ſcience réunit dans la même Perſonne ces actions qui ont exiſté en différens temps, quelles que ſoient les Subſtances qui ont contribué à leur production.

§. 11.L’identité perſonnelle ſubſiſte dans le changement des Subſtances. Que cela ſoit ainſi, nous en avons une eſpèce de démonſtration dans notre propre Corps, dont toutes les particules font partie de nous-mêmes, c’eſt-à-dire, de cet Etre penſant qui ſe reconnoit interieurement le même, tandis que ces particules ſont vitalement unies à ce même ſoi penſant, de ſorte que nous ſentons le bien ou le mal qui leur arrive par l’attouchement ou par quelque autre voye que ce ſoit. Ainſi les Membres du Corps de chaque homme ſont une partie de lui-même : il prend part & eſt intereſſé à ce qui les touche. Mais qu’une main vienne à être coupée, & par-là ſeparée du Sentiment que nous avions du chaud, du froid, & des autres affections de cette main, dès ce moment elle n’eſt non plus une partie de ce que nous appellons nous-mêmes, que la partie de Matiére qui eſt la plus éloignée de nous. Ainſi nous voyons que la Subſtance dans laquelle conſiſtoit le ſoi perſonnel en un temps, peut être changée dans un autre temps, ſans qu’il arrive aucun changement à l’Identité perſonnelle : car on ne doute point de la continuation de la même Perſonne, quoi que les membres qui en faiſoient partie il n’y a qu’un moment, viennent à être retranchez.