Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
De la Relation. Liv. II.

ne puiſſe faire un nombre preſque infini de conſiderations par rapport à d’autres choſes : ce qui compoſe une grande partie des penſées & des paroles des hommes. Un homme, par exemple, peut ſoûtenir tout à la fois toutes les Relations ſuivantes, Pére, Frére, Fils, Grand-pére, Petit-fils Beau-pére, Beau-fils, Mari, Ami, Ennemi, Sujet, Général, Juge, Patron, Profeſſeur, Européen, Anglois, Inſulaire, Valet, Maître, Poſſeſſeur, Capitaine, Supérieur, Inférieur, Plus grand, Plus petit, Plus vieux, Plus jeune, Contemporain, Semblable, Diſſemblable, &c. Un homme, dis-je, peut avoir tous ces différens rapports & pluſieurs autres dans un nombre preſque infini, étant capable de recevoir autant de relations, qu’on trouve d’occaſions de le comparer à d’autres choſes, eu égard à toute ſorte de convenance, de diſconvenance, ou de rapport qu’il eſt poſſible d’imaginer. Car, comme il a été dit, la Relation eſt un moyen de comparer, ou conſiderer deux choſes enſemble, en donnant à l’une ou à toute deux quelque nom tiré de cette comparaiſon ; & quelquefois en déſignant la Relation même, par un nom particulier.

§. 8.Les idées des Relations ſont ſouvent plus claires que celles des choſes qui ſont les ſujets des Relations. On peut remarquer, en ſecond lieu, que, quoi que la Relation ne ſoit pas renfermée dans l’exiſtence réelle des choſes, mais que ce ſoit quelque choſe d’extérieur & comme ajoûté au ſujet, cependant les Idées ſignifiées par des termes relatifs, ſont ſouvent plus claires & plus diſtinctes que celles des Subſtances à qui elles appartiennent. Ainſi, la notion que nous avons d’un Pére ou d’un Frére, eſt beaucoup plus claire que & plus diſtincte que celle que nous avons d’un Homme ; ou ſi vous voulez, la paternité eſt une choſe dont il eſt bien plus aiſé d’avoir une idée claire que de l’humanité. Je puis de même concevoir beaucoup plus facilement ce que c’eſt qu’un Ami, que ce que c’eſt que Dieu. Par ce que la connoiſſance d’une action ou d’une ſimple idée ſuffit ſouvent pour me donner la notion d’un Rapport : au lieu que pour connoître quelque Etre Subſtantiel, il faut faire néceſſairement une collection exacte de pluſieurs idées. Lors qu’un homme compare deux choſes enſemble, on ne peut gueres ſuppoſer qu’il ignore ce qu’eſt la choſe ſur quoi il les compare, de ſorte qu’en comparant certaines choſes enſemble, il ne peut qu’avoir une idée fort nette de ce rapport. Et par conſéquent, les Idées des Relations ſont tout au moins capables d’être plus parfaites & plus diſtinctes dans notre Eſprit que les Idées des Subſtances : parce qu’il eſt difficile pour l’ordinaire de connoître toutes les Idées ſimples qui ſont réellement dans chaque Subſtance, & qu’au contraire il eſt communément aſſez facile de connoître les Idées ſimples qui conſtituent un Rapport auquel je penſe, ou que je puis exprimer par un nom particulier. Ainſi en comparant deux hommes par rapport à un commun Pére, il m’eſt fort aiſé de former les idées de Fréres, quoi que je n’aye pas l’idée parfaite d’un Homme. Car les termes relatifs qui renferment quelque ſens, ne ſignifiant que des idées, non plus que les autres ; & ces Idées étant toutes, ou ſimples, ou compoſées d’autres Idées ſimples ; pour connoître l’idée préciſe qu’un terme relatif ſignifie, il ſuffit de concevoir nettement ce qui eſt le fondement de la Relation : ce qu’on peut faire ſans avoir une idée claire & parfaite de la choſe à laquelle cette Relation eſt attri-