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des Subſtances. Liv. II.

Idées au delà de ce que nous y découvrons par la Senſation ou la Reflexion. Que ſi nous voulons rechercher, outre cela, leur nature, leurs cauſes, &c. nous appercevons bientôt que la nature de l’Etenduë ne nous eſt pas connuë plus nettement que celle de la Penſée. Si, dis-je, nous voulons les expliquer plus particulierement, la facilité eſt égale des deux côtez, je veux dire que nous ne trouvons pas plus de difficulté à concevoir comment une Subſtance que nous ne connoiſſons pas, peut par la penſée mettre un Corps en mouvement, qu’à comprendre comment une Subſtance que nous ne connoiſſons pas non plus, peut remuer un Corps par voye d’impulſion. De ſorte que nous ne ſommes pas plus en état de découvrir en quoi conſiſtent les Idées qui regardent le Corps, que celles qui appartiennent à l’Eſprit. D’où il paroit fort probable que les Idées ſimples que nous recevons de la Senſation & de la Reflexion ſont les bornes de nos penſées, au delà deſquelles notre Eſprit ne ſauroit avancer d’un ſeul point, quelque effort qu’il faſſe pour cela ; & par conſéquent, c’eſt en vain qu’il s’attacheroit à rechercher avec ſoin la nature & les cauſes ſecretes de ces idées, il ne peut jamais y faire aucune découverte.

§. 30.Comparaiſon des Idées que nous avons du Corps & de l’Eſprit. Voici donc en peu de mots à quoi ſe réduit l’idée que nous avons de l’Eſprit comparée à celle que nous avons du Corps. La Subſtance de l’Eſprit nous eſt inconnuë, & celle du Corps nous l’eſt tout autant. Nous avons des idées claires & diſtinctes de deux Prémiéres Qualitez ou propriétez du Corps, qui ſont la cohéſion de parties ſolides, & l’impulſion : de même nous connoiſſons dans l’Eſprit deux prémiéres Qualitez ou propriétez dont nous avons des idées claires & diſtinctes, ſavoir la penſée & la puiſſance d’agir, c’eſt-à-dire, de commencer ou d’arrêter différentes penſées ou divers mouvemens. Nous avons auſſi des idées claires & diſtinctes de pluſieurs Qualitez inhérentes dans le Corps, leſquelles ne ſont autre choſe que différentes modifications de l’étenduë de parties ſolides, jointes enſemble, & de leur mouvement. L’Eſprit nous fournit de même des idées de pluſieurs Modes de penſer, comme croire, douter, être appliqué, craindre, eſpérer, &c. nous y trouvons auſſi les idées de Vouloir, & de mouvoir le Corps en conſéquence de la volonté, & de ſe mouvoir lui-même avec le Corps : car l’Eſprit eſt capable de mouvement, comme nous l’avons ** Pag. 239. §. 19. 20. 21. La Notion d’un Eſprit n’enferme pas plus de difficulté que celle du Corps. déja montré.

§. 31. Enfin, s’il ſe trouve dans cette notion de l’Eſprit quelque difficulté, qu’il ne ſoit peut-être pas facile d’expliquer, nous n’avons pas pour cela plus de raiſon de nier ou de revoquer en doute l’exiſtence des Eſprits, que nous en aurions de nier ou de revoquer en doute l’exiſtence du Corps, ſous prétexte que la notion du Corps eſt embaraſſée de quelques difficultez qu’il eſt fort difficile & peut-être impoſſible d’expliquer ou d’entendre. Car je voudrois bien qu’on me montrât dans la notion que nous avons de l’Eſprit, quelque choſe de plus embrouillé ou qui approche plus de la contradiction, que ce que renferme la notion même du Corps, je veux parler de la Diviſibilité à l’infini d’une étenduë finie. Car ſoit que nous recevions cette diviſibilité à l’infini, ou que nous la rejettions, elle nous engage dans des conſéquences qu’il nous eſt impoſſible d’expliquer ou de pouvoir concilier & qui entraînent de plus grandes difficultez & des abſurditez plus apparen-