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des Subſtances. Liv. II.

unes des autres, que la moindre force les ſepare d’une maniére ſenſible. Bien plus, ſi nous conſiderons leur perpetuel mouvement, nous devons reconnoître qu’elles ne ſont point attachées l’une à l’autre. Cependant, qu’il vienne un grand froid, elles s’uniſſent & deviennent ſolides : ces petits atomes s’attachent les uns aux autres, & ne ſauroient être ſeparez que par une grande force. Qui pourra trouver les liens qui attachent ſi fortement enſemble les amas de ces petits corpuſcules qui étoient auparavant ſeparez, quiconque, dis-je, nous fera connoître le ciment qui les joint ſi étroitement l’un à l’autre, nous découvrira un grand ſecret, juſqu’à ce qu’on put faire voir en quoi conſiſte l’union ou la cohéſion des parties de ces liens, ou de ce ciment, ou de la plus petite partie de Matiére qui exiſte. D’où il paroît que cette prémiére qualité du Corps qu’on ſuppoſe ſi évidente, ſe trouvera, après y avoir bien penſé, tout auſſi incompréhenſible qu’aucun attribut de l’Eſprit : on verra, dis-je, qu’une Subſtance ſolide & entenduë eſt auſſi difficile à concevoir qu’une Subſtance qui penſe, quelques difficultez que certaines gens forment contre cette derniére Subſtance.

§. 27.La cohéſion des parties ſolides dans le Corps, auſſi difficile à concevoir que la penſée dans l’Ame. En effet, pour pouſſer nos penſées un peu plus loin, cette preſſion qu’on propoſe pour expliquer la cohéſion des Corps, eſt auſſi inintelligible que la cohéſion elle-même. Car ſi la Matiére eſt ſuppoſée finie, comme elle l’eſt ſans doute, que quelqu’un ſe tranſporte en eſprit juſqu’aux extremitez de l’Univers, & qu’il voye là quels cerceaux, quels crampons il peut imaginer qui retiennent cette maſſe de matiére dans cette étroite union, d’où l’Acier tire toute ſa ſolidité, & les parties du Diamant leur dureté & leur indiſſolubilité, ſi j’oſe me ſervir de ce terme : car ſi la Matiére eſt finie, elle doit avoir ſes limites, & il faut que quelque choſe empêche que ſes parties ne ſe diſſipent de tous côtez. Que ſi pour éviter cette difficulté, quelqu’un s’aviſe de ſuppoſer la Matiére infinie, qu’il voye à quoi lui ſervira de s’engager dans cet abyme, quel ſecours il en pourra tirer pour expliquer la cohéſion du Corps ; & s’il ſera plus en état de la rendre intelligible en l’établiſſant ſur la plus abſurde & la plus incomprehenſible ſuppoſition qu’on puiſſe faire. Tant il eſt vrai que ſi nous voulons rechercher la nature, la cauſe & la maniére de l’Etenduë du Corps, qui n’eſt autre choſe que la cohéſion de parties ſolides, nous trouverons qu’il s’en faut de beaucoup que l’idée que nous avons de l’étenduë du Corps ſoit plus claire que l’idée que nous avons de la Penſée.

§. 28. La communication du mouvement par l’impulſion ou par la penſée également inintelligible. Une autre idée que nous avons du Corps, c’eſt la puiſſance de communiquer le mouvement par impulſion, & une autre que nous avons de l’Ame, c’eſt la puiſſance de produire du mouvement par la penſée. L’expérience nous fournit chaque jour ces deux Idées d’une maniére évidente : mais ſi nous voulons encore rechercher comment cela ſe fait, nous nous trouvons également dans les ténèbres. Car à l’égard de la communication du mouvement, par où un Corps perd autant de mouvement qu’un autre en reçoit, qui eſt le cas le plus ordinaire, nous ne concevons autre choſe