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De nos Idées Complexes

que rapport à ce que nous trouvons & obſervons en nous-mêmes. Car bien que nous ne puiſſions nous empêcher de reconnoître que Dieu qui eſt infiniment puiſſant & infiniment ſage, peut faire des Créatures qu’il enrichiſſe de mille facultez & maniéres d’appercevoir les choſes extérieures, que nous n’avons pas ; cependant nous ne ſaurions imaginer d’autres facultez que celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous eſt impoſſible d’étendre nos conjectures mêmes, au delà des Idées qui nous viennent par la Senſation & par la Reflexion. Il ne faut pas, du moins, que ce qu’on ſuppoſe que les Anges s’uniſſent quelquefois à des Corps, nous ſurprenne, puiſqu’il ſemble que quelques-uns des plus anciens & des plus ſavans Péres de l’Egliſe ont crû, que les Anges avoient des Corps. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que leur état & leur maniére d’exiſter nous eſt tout-à-fait inconnuë.

§. 14.Idées complexes des Subſtances. Mais pour revenir aux Idées que nous avons des Subſtances, & aux moyens par lesquels nous venons à les acquérir, je dis que les Idées ſpecifiques que nous avons des Subſtances, ne ſont autre choſe qu’une collection d’un certain nombre d’Idées ſimples, conſiderées comme unies en un ſeul ſujet. Quoi qu’on appelle communément ces idées de Subſtances ſimples apprehenſions, & les noms qu’on leur donne, Termes ſimples, elles ſont pourtant complexes dans le fond. Ainſi, l’Idée qu’un François comprend ſous le mot de Cygne, c’eſt une couleur blanche, un long cou, un bec rouge, des jambes noires, un pié uni, & tout cela d’une certaine grandeur, avec la puiſſance de nager dans l’eau & de faire un certain bruit ; à quoi un homme qui a long-temps obſervé ces ſortes d’Oiſeaux, ajoûte peut-être quelques autres propriétez qui ſe terminent toutes à des Idées ſimples, unies dans un commun ſujet.

§. 15.L’idée des Subſtances ſpirituelles eſt auſſi claire que celle des Subſtances corporelles. Outre les Idées complexes que nous avons des Subſtances materielles & ſenſibles dont je viens de parler, nous pouvons encore nous former l’idée complexe d’un Eſprit immateriel, par le moyen des Idées ſimples que nous avons déduites des operations de notre propre Eſprit, que nous ſentons tous les jours en nous-mêmes, comme penſer, entendre, vouloir, connoitre & pouvoir mettre des Corps en mouvement, &c. qualitez qui coëxiſtent dans une même Subſtance. De ſorte qu’en joignant enſemble les idées de penſée, de perception, de Liberté, & de puiſſance de mouvoir notre propre Corps & des Corps étrangers, nous avons une notion auſſi claire des Subſtances immaterielles que des materielles. Car en conſiderant les idées de Penſer, de Vouloir, ou de pouvoir exciter ou arrêter le mouvement des Corps comme inhérentes dans une certaine Subſtance dont nous n’avons aucune idée diſtincte, nous avons l’idée d’un Eſprit immateriel : & de même en joignant les idées de ſolidité, de coheſion de parties avec la puiſſance d’être mû, & ſuppoſant que ces choſes coëxiſtent dans une Subſtance dont nous n’avons non plus aucune idée claire & auſſi diſtincte que l’autre : car les Idées de penſer, & de mouvoir un Corps, peuvent être conçuës auſſi nettement & auſſi diſtinctement que celles d’étenduë, de ſolidité & de mobilité, & dans l’une & l’autre de ces choſes, l’idée de Subſtance eſt également obſcure,